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Víkingur Ólafsson

Víkingur Ólafsson 

Pianiste très exigeant, Víkingur Ólafsson cultive une approche minutieuse de ses enregistrements chez Deutsche Grammophon. Rencontré cet été à l’occasion d’un récital à la Roque d’Anthéron, dans lequel il reprenait l’intégralité de son programme Mozart & Contemporaries, le pianiste nous a livré sa vision en tant que musicien moderne.

Comparé à beaucoup de pianistes classiques, qui enregistrent des albums pour graver les partitions qu’ils aiment interpréter, vos parutions semblent conçues comme des œuvres en soi, avec un propos particulier à chaque proposition.

Avant de vous dire ce que je recherche, je vais vous préciser ce que je n’aime pas ! Sur la plupart des enregistrements pour piano, les microphones sont placés de manière trop simpliste et trop loin, avec pour résultat de créer un son de pleine face. Cela est particulièrement vrai dans les enregistrements des années 1980 et 1990, pour lesquels le son me paraît trop objectif et cherche une emphase qui dénature le message. 

Mon approche consiste à prendre la direction opposée, car je veux avoir l’impression que l’enregistrement me raconte une histoire intime, que la musique parle à mes émotions. Cela est d’autant plus important que, comme je voyage fréquemment pour mes concerts, j’écoute majoritairement de la musique avec mon smartphone, encore moins apte qu’un bon système hi-fi à mettre en avant des sonorités pleines.

Pour parvenir au résultat souhaité, il faut alors dans un premier temps avoir une approche un peu plus extrême dans le jeu pendant les sessions en studio, notamment en termes de dynamique. Et pour maintenir cette dynamique sur l’album, il faut aussi créer une impression de dimension grâce à l’utilisation de nombreux microphones, afin de procurer plus de réalisme et de développer par la même occasion le caractère intimiste. À l’inverse, il ne faut pas que le son ne soit non plus trop dur ou trop accentué. Il faut donc trouver une balance entre le fait de jouer pour des micros et celui de maintenir une proposition musicale cohérente.

Beaucoup d’artistes jouent globalement de la même manière en studio qu’en répétition ou en concert, ce qui me semble être une erreur, car l’enregistrement studio pour produire un album doit être considéré comme une performance artistique en soi. Si je jouais la même chose en studio qu’à Carnegie Hall, le résultat paraîtrait très surfait, et à l’inverse, si je jouais la même chose à Carnegie qu’en studio, cela semblerait trop minimal pour le public.

Les détails que vous fournissez permettent de comprendre pourquoi ressort un son très clair de vos albums. Vous intéressez-vous également à la partie technique une fois l’enregistrement effectué ?

De la même façon que j’adapte mon jeu pour un enregistrement, je m’intéresse à sa production jusqu’au bout. À cette occasion, la post-production me passionne et ce, d’autant plus que je la prends en charge depuis mes débuts avec un unique ingénieur du son : Christopher Tarnow. Beaucoup de pianistes laissent cela complètement de côté et considèrent que tout s’arrête à partir du moment où ils ont fini de jouer. De mon point de vue, l’utilisation de la table de mixage est presque aussi importante que celle du clavier, et si l’on veut réussir un enregistrement exceptionnel, il faut non seulement une grande interprétation, mais aussi un grand ingénieur du son derrière.

Lorsque nous commençons un nouvel enregistrement, sur la base d’un projet déjà totalement défini en amont, il n’y a que le technicien qui prépare le piano pendant plus d’une journée – lui aussi très important –, puis seulement Christopher et moi. Chacun maîtrise sa particularité technique et les échanges sont passionnants, tant pour retrouver l’exact rendu sonore du piano que de l’acoustique du lieu d’enregistrement. Sur ce dernier point, nous n’enregistrons d’ailleurs pas dans une salle de concert classique, mais au Concert Hall de Harpa à Reykjavik, plus flexible, multifonctionnel et sans sièges intégrés. Cela permet un contrôle total de l’écho recherché et donc d’adapter les sonorités à ce que l’on veut obtenir en termes de clarté ou de matité. J’y recherche alors une extrême articulation, qui renvoie à la beauté et à la chaleur de l’espace, mais si vous changez les paramètres juste de quelques degrés, alors la musique devient impersonnelle. Idem si je deviens trop sec dans le jeu à force de reprendre une pièce. Il faut trouver la balance parfaite pour offrir le son le plus parfait possible.

Dans l’album Reflections, quelques pièces sont indiquées être enregistrées en home session, où l’on entend particulièrement le bruit des touches du piano.

Mon prochain album, From Afar, développera encore plus l’idée en proposant le même répertoire sur deux pianos différents, un piano à queue Steinway & Sons et un piano droit Kawai. Ce dernier est meilleur que celui utilisé dans l’album Reflections pour les home sessions, tout simplement capté dans un salon à Berlin pendant le confinement, mais dont j’ai beaucoup aimé le résultat des captations en 2021. J’ai depuis mûri l’idée pour un album entier, d’où un long travail sur piano droit, avec une recherche idéaliste des sonorités que l’on peut en tirer. Cela fonctionne à présent vraiment finement et j’espère que les auditeurs seront conquis à l’écoute de ce double album, où l’intégralité du programme est donc jouée deux fois, avec deux approches différentes, dues aux deux instruments différents. Je crois que cela n’a jamais été fait auparavant et s’il s’agit bien des mêmes œuvres interprétées, le résultat est parfois totalement distinct, ce qui est fascinant.

Comment avez-vous appris à vous intéresser à l’enregistrement ?

Je me souviens du choc lorsque je m’étais écouté en 2009 pour la première fois. La façon dont vous vous entendez, et donc dont vous entendez la musique ressortir de vous et la réponse de l’instrument face à vous, est quelque chose de très important, qui peut ensuite nécessiter des années pour être parfaitement adapté. Vous pensez parfois jouer très vite et finalement, le résultat à l’enregistrement est plutôt lent ; l’inverse est vrai aussi. Il est donc primordial de s’écouter et de devenir son propre critique et son propre professeur.

J’ai achevé mon éducation il y a longtemps, notamment celle de la Juilliard School, et n’ai jamais eu le moindre cours d’enregistrement. Je crois que c’est une grosse erreur, car l’intégralité des cours est basée sur la façon de jouer en concert, sans jamais s’intéresser à la façon de s’adapter à des micros. Pourtant, quand vous jouez sur un piano, quel qu’il soit, vous devez comprendre la physique du son et si vous ne percevez pas le ton le plus bas, que vous ne captez pas la fréquence des cordes les plus hautes, vous loupez quelque chose. Si vous sur-appuyez la main gauche, à l’enregistrement, cet effet va distordre la dimensionnalité du son, ce qui semblait compris par les pianistes des années 1930 ou1940, lors de ce que l’on appelle parfois l’âge dor du piano.

Les micros étaient nouveaux et les artistes s’y adaptaient, tandis qu’ils sont depuis devenus si habituels, notamment parce que les concerts sont souvent enregistrés en live, qu’ils sont finalement occultés par la majorité de la jeune génération. Elle n’y fait plus attention, sans remarquer qu’elle n’arrive pas à dessiner un paysage en plusieurs plans pour l’auditeur devant ses enceintes. Je rêverais vraiment de changer le système éducatif sur ce point.

N’est-ce pas parce qu’il y a un certain conservatisme dans la musique classique ?

C’est vrai, l’approche est mauvaise, particulièrement de la part des dirigeants des conservatoires, qui font que beaucoup de jeunes artistes ont eux-mêmes souvent une vision conservatrice envers les micros, qu’ils voient comme une taxe imposée à un art que l’on réduirait à exclusivement jouer en salles de concert. Le premier musicien auquel on pense et qui a adoré l’enregistrement, plus même que jouer en public, puisqu’il a totalement arrêté à la fin de sa vie, est Glenn Gould. C’est clairement mon idéal, et même si certains disques sont sans doute trop secs, je reste fasciné par sa façon d’approcher le son et sa philosophie pour faire ressortir le fait que si l’on veut réussir un album, il faut aimer les microphones. Vous devez être un confident pour eux. Ils ne doivent pas juste être un objet posé à côté, auquel vous ne faites pas attention.

D’ailleurs, j’aime aussi être enregistré en live, non seulement parce que cela décuple largement l’audience face à vous, mais en plus parce que cette possibilité rend une vérité de l’instant qui n’est pas dans la même démarche que celle d’un album studio.

Vous aimez jouer en concert, cependant vous faites demander avant d’entrer en scène qu’il n’y ait pas d’applaudissements entre les pièces, mais seulement en fin de 1re et 2e partie. De la même façon, vous reprenez exactement l’ordre de jeu utilisé pour vos albums. Ne ressent-on pas alors l’influence de l’album sur vos concerts, plutôt que l’inverse ?

En effet, je me pose toujours la question de comment cela va sonner et juge systématiquement avant un concert comment sera l’acoustique, pour évaluer quel résultat il faut créer. Mes albums, que ce soit ceux autour de Bach, de Debussy/Rameau ou de Mozart & Contemporains 
sont conçus comme des collages de tableaux. Les pièces ne sont pas écrites par moi, mais l’assemblage est une composition personnelle, que j’aime reprendre en concert. Il y a alors des mises en regard, qui créent une écoute différente entre une première œuvre de Mozart et une suivante, parce qu’entre les deux, on a entendu une partition contemporaine de Cimarosa. La Fantaisie en ré mineur de Mozart, qui arrive juste après la sonate n°42 de Cimarosa dans la même tonalité, bénéficie par exemple d’une écoute unique par ce lien et si vous coupez cela avec des applaudissements, vous perdez toute la magie de la proposition.

Lorsque l’on crée une bonne dynamique par son programme, il n’y a plus besoin d’applaudissements, sauf à la fin, où le fait d’avoir maintenu une sorte de spiritualité est contrebalancé par un formidable relâchement de tension. Et en effet, je ne pourrais pas revenir à des programmes de pièces disparates, entrecoupés régulièrement par des applaudissements.

Vous évoquiez vos thèmes d’albums, et donc votre répertoire. Mais en plus des grands classiques, baroques et romantiques, vous jouez également beaucoup de musique contemporaine. Quelle importance cela a-t-il pour vous ?

La musique contemporaine est primordiale et je prévois d’enregistrer un grand album sur ce thème pour 2026. Il peut sembler fou de parler d’un projet aussi lointain, mais c’est aussi parce qu’il est en collaboration avec de très grands compositeurs, avec lesquels j’ai une chance immense de travailler et qui sont en train d’écrire des œuvres pour moi.

De mon côté, j’aime beaucoup transcrire des partitions et lorsque je joue une pièce, par exemple de Mozart, j’aime réfléchir sur la façon dont cela a été créé, quel a été le processus, etc. Et même si, bien sûr, cela reste un jeu de supposition, il y a malgré tout une grande réflexion à avoir sur la raison d’une accentuation ou d’un rythme, et une fois qu’on a compris pourquoi, ce n’est pas parce que Mozart a écrit crescendo qu’il faut aujourd’hui absolument le jouer crescendo. De la même façon, il ne faut surtout pas mettre les œuvres théâtrales ou lyriques en scène comme au moment de leur création, car l’effet serait totalement suranné aujourd’hui.

Lorsque vous composez, vous savez pourquoi vous écrivez un accent ou un tempo, mais cela n’empêche pas les différentes interprétations par la suite. Donc quand nous jouons Bach ou Mozart aujourd’hui, cela peut être avec une multitude d’approches, dont certaines sembleront plus à nos goûts que d’autres, selon des critères multiples. C’est ma philosophie et la raison pour laquelle j’essaie d’apporter un autre angle interprétatif lorsque je joue un ouvrage classique. Dans le même temps, il y a une nécessité à faire toujours évoluer le langage par celui de musiques créées aujourd’hui et lorsque je travaille avec John Adams par exemple, beaucoup de choses marquées sur la partition sont réadaptées lors des répétitions, car sa perception de ce qu’il voulait obtenir n’est finalement pas exactement celle rendue par l’accentuation indiquée. Après un tel travail, lorsqu’ensuite vous revenez à Mozart, vous vous sentez beaucoup plus libre d’adapter les indications selon votre perception.

Dans la même approche, je n’en ai pas grand-chose à faire de savoir si une musique est classique ou non, d’où le fait d’avoir joué avec Björk, l’une des artistes les plus intenses, ou d’avoir participé à la bande originale d’un film de Jon Wright. J’apprécie beaucoup ce réalisateur, et ce qui m’a intéressé avant tout est qu’il a une vraie attente par rapport à la musique.

Que vous jouiez de la musique moderne, du XXe siècle ou baroque, vous ne recherchez en effet pas à revenir à l’ancien style, mais bien à en moderniser l’interprétation.

Pour moi, si vous tentez de reproduire une musique exactement comme elle a été donnée à l’époque, vous perdez une certaine dimension, et il y a quelque chose d’intéressant à dépasser les conventions qui cherchent à définir exactement comment telle musique de telle époque devrait être jouée ou non. Si Bach ou Rameau vivaient aujourd’hui, croyez-vous qu’ils rejetteraient le piano à queue pour garder le clavecin ? Honnêtement, je crois qu’ils adoreraient le piano, mais dans un autre sens, et même sans parler des personnes totalement dogmatiques, vous pouvez en effet maintenir l’idée que le son du piano est trop large et qu’il faut garder le cadre de l’époque pour comprendre exactement ce qu’a recherché le compositeur. C’est vrai aussi.

Donc oui, il faut faire attention aux conventions liées au style, mais elles ne doivent pas limiter votre créativité en tant qu’interprète et surtout, ne pas vous bloquer. Dans la même perspective, quand Mozart écrivait un concerto pour piano pour une salle de 250 personnes et qu’on le joue aujourd’hui au Royal Albert Hall pendant les Proms pour 5 000 personnes, il n’y a aucun sens à vouloir jouer exactement la même chose, avec les mêmes dynamiques et le même nombre de musiciens, puisque de toute façon l’audience n’est plus du tout celle prévue initialement.

Une dernière question pour notre magazine de haute-fidélité : quel est votre système hi-fi ?

Je suis en train de fabriquer un grand studio dans ma maison en Islande, dans lequel je prévois de mettre un excellent système hi-fi. En attendant, j’utilise un vieux système Harman Kardon et vais encore devoir attendre que la pièce d’écoute soit totalement achevée avant de tout changer et sélectionner des éléments hi-fi de grande qualité. Pour le moment, je ne veux pas aller trop vite, mais je pense lire plus en détail votre magazine pour y trouver d’excellentes idées !