Biberonné à la musique de Pink Floyd et de Nirvana, Romain De La Haye-Serafini – alias Molécule – est un pionnier de la musique électro nomade, également producteur et DJ. Après avoir enregistré et composé en pleine mer ou sur la banquise du Groenland, Molécule revient avec un album hommage au reggae et à la house, enregistré sous le soleil de la Jamaïque.
D’où venez-vous ?
Je suis né en 1979, à Grenoble. Mon père était prof de sociologie et ma mère, prof de communication.
Donc aucun rapport avec la musique ?
Non. J’ai perdu mon père très tôt, mais j’ai hérité d’une guitare et ma mère faisait du piano à titre amateur. Il y avait un piano à la maison et nous avions une platine vinyle.
Quels étaient vos 33 tours ?
Mes parents écoutaient « Here comes the Sun » des Beatles sur la platine vinyle. C’est un peu le premier souvenir de musique que j’ai. Je remettais ce disque inlassablement sur la platine. Je devais avoir trois ou quatre ans. Et ma mère chantait à la chorale. Elle chante toujours d’ailleurs…
Est-ce que vous avez joué d’un instrument ?
Petit, j’ai fait du saxophone deux ou trois ans. Puis je me suis rapidement mis à la guitare, en autodidacte. D’ailleurs, je suis toujours autodidacte. Adolescent, j’ai monté un groupe et mon rapport à la musique n’a fait que croître.
Qu’est-ce que vous aimez à l’époque, le métal, le rock ?
Moi, je suis de la génération 1990. Donc Nirvana, Guns N’ Roses et les solos de Slash que j’essaie de refaire. Mais aussi Led Zeppelin, AC/DC, Eric Clapton, The Cure… C’est également l’avènement du trip hop et de la techno avec l’album Homework des Daft Punk. Et je réalise soudain que l’on peut faire du son avec un ordinateur, créer un studio entièrement à la maison et que les possibilités sont illimitées, ce qui n’était pas du tout le cas auparavant. C’est ce qui me fait me lancer dans le grand bain au début des années 2000.
Est-il vrai que vous vous destiniez à une carrière de basketteur et que vous avez eu un accident lors d’un concert de Body Count ?
Je voulais être sportif, c’était un désir très fort. Je jouais à un bon niveau, mais je n’aurais jamais pu aller en NBA, ce qui était mon rêve. J’ai eu une hernie discale assez tôt au lycée. Mais pendant un concert de Body Count, ça a pogotté, slamé, et un mec m’est tombé dessus, par derrière. Ça a fait crac, et une semaine plus tard, j’étais complètement coincé. Puis j’ai traîné ça pendant plusieurs années et j’en ai encore les séquelles. Ce n’est pas opérable, je suis un peu fragile, mais je n’ai aucun handicap. Et je suis très sportif maintenant.
Que faites-vous après le bac ?
Je suis étudiant en sociologie, sur les traces de mon père, et j’arrête en licence pour me consacrer à la musique. Je ne suis pas prêt, mais j’ai la conviction que ma vie doit être la musique et qu’il faut souffrir, passer par des étapes un peu difficiles pour réussir. Évidemment, tout mon entourage me conseille de continuer mes études, et de faire de la musique à côté. Mais je crois dur comme fer qu’il faut foncer, apprendre, progresser, trouver son identité, rencontrer des gens. Et se mettre un peu dans la merde, aussi. J’ai en poche un DEUG de socio et un DEUG de psychologie, mais pas vraiment de parachute.
Vous êtes encore sur la guitare ou déjà sur la musique électro ?
Je suis encore dans la guitare, mais je suis mauvais guitariste. À l’époque, je fais des maquettes, je fais écouter des choses inaudibles à des labels. J’arrive avec mes CD-R gravés et ça n’intéresse personne. Et puis je bosse à côté, j’ai de de petits boulots.
Vous habitez Paris ?
Dans le 18e. Je fais plutôt de la musique douce, un peu planante, style Pink Floyd, Air, du trip hop quoi. Je tâtonne, je bidouille.
Vous avez déjà des machines ?
Chaque Noël, j’essaie de m’acheter un nouveau truc. Au tout début, j’ai surtout un ordi avec une carte son. J’ai des petites enceintes, des NS 10 Yamaha et un clavier maître, qui permet de piloter les sons. Et ma guitare ! Et puis je prends des cours de sitar indien à cette époque-là.
Comment vivez-vous ?
Je bosse comme vendeur à Pigalle, dans un magasin de synthés, Piano Show. Je donne également des cours de musique, puis je commence à faire des petits concerts avec mon groupe de punk-électro, Plan Nine from outer Space, le titre d’un mauvais film d’Ed Wood. Lors d’un concert au Réservoir à Paris, un artiste, Zad, vient me trouver et me fait rencontrer son manager, Ali, qui s’occupe du groupe Saïan Supa Crew. Ça a été le déclencheur. Ainsi, en 2005, je fais la réalisation de l’album de Zad. Un an plus tard, je signe mon premier album, distribué chez Pias, avec mon premier concert, mes premières collabs. Je commence à travailler, je fais de la réal, des arrangements, des remixs, des instrus… Je monte mon petit label, une petite structure, une association et un petit virage techno s’opère. Du coup, je commence à accumuler du matos : de vieux synthés analogiques, des boîtes à rythmes, des périphériques de traitement, des amplificateurs des compresseurs, des enceintes un peu meilleures, des ATC, puis des Genelec. Je les bidouille en autodidacte et j’apprends avec les gens que je rencontre. Quand je bosse pour des artistes, je me retrouve dans de gros studios, je collabore avec des ingénieurs du son connus.
Est-ce que vous savez que vous êtes sur la bonne voie ?
Il n’y a jamais de remise en cause de mon choix, mais des doutes, des questionnements tous les jours, à chaque seconde, même. Mon premier album n’est pas accueilli par la presse. Je commence à poser les premières pierres et puis ça se construit au fil du temps. Mais au début des années 2000, j’ai déjà ce rêve de partir en mer, avec mes machines, un ordi, mes instruments. C’est une sorte de rêve de me dire que je vais faire de la musique sur un bateau, aller vers cette ligne d’horizon.
D’où vient ce rêve ?
D’une envie pas du tout consciente, ni intellectualisée. À cette époque-là, j’aimais naviguer, être en mer. Après mes premiers albums, je commence à parler de ce désir à mon manager. Et puis, il y a un tournant en 2011. Je n’ai plus de manager, j’arrête de tourner avec la formation que j’avais créée pour pouvoir jouer mes albums en live et je m’attèle à monter ce projet. Je viens d’être papa aussi. Et je pars en 2013…
Le choix de partir, c’est aussi pour vous éprouver physiquement, créer dans la souffrance ?
Je n’utiliserais pas le mot de souffrance, j’ai plutôt une vision romantique de l’artiste qui crée dans la difficulté. À la base, c’est vraiment cette envie un peu instinctive de créer au milieu de l’océan. Mais je m’aperçois que c’est dur de passer cinq semaines sur un bateau.
Où étiez-vous ?
C’était un bateau de pêche qui part de Saint-Malo. Mais lors d’une campagne de pêche, on sait quand on part, mais on ne sait pas quand on revient. C’était un gros bateau, avec 50 marins à bord, et moi, j’ai recréé un studio dans une petite cabine, avec tous mes instruments.
Ces cinq semaines en mer, c’est une révélation ?
C’est un déclic, je suis là où je dois être. Et je me dis qu’à partir de maintenant, tout sera comme ça ! J’ai vécu un truc très puissant, qui marque une vie : j’ai eu peur, j’ai pleuré et je reviens avec un album, 62° 43’ Nord, après ces cinq semaines de pêche aux sons. Je le défends sur scène, je reviens également avec des images parce que quand on était parti, on avait réussi à financer ça pour faire un Thalassa. Je sors donc un livre, une sorte de carnet de voyage avec plein de photos et le disque à l’intérieur.
Est-ce que le public suit ?
Thalassa marque les esprits. Le livre cartonne et on fait un premier concert à la Gaîté Lyrique en 360, pour un festival d’art numérique. C’est un tournant dans ma carrière, tout commence à se mettre en ordre de marche à ce moment-là. Et je fais les Transmusicales de Rennes, je signe avec Pedro Winter, les médias s’intéressent à moi. Du coup, je déroule, je vais au Groenland, à Nazaré, au Portugal, au Québec…
J’ai entendu dire que vous vouliez enregistrer le silence.
J’ai voulu travailler sur le silence au retour de mon voyage sur le bateau, une expérience très intense en termes de volume sonore pour mes oreilles fatiguées. Je lisais un bouquin sur John Cage qui parle du silence et je me suis dit que je voulais partir vers le froid, au Groenland en plein hiver, avec mes micros, tous mes synthés. J’étais resté 34 jours en mer et je suis parti cinq semaines au Groenland. J’ai loué une petite maison de chasseur dans un village inuit. J’avais cinq semaines pour créer un album entièrement sur place, avec des enregistrements de silence. C’est un peu mystique, mais même quand il n’y a rien, on entend quand même encore, une fréquence très sourde, très aiguë.
Vous avez mis des micros contacts dans la matière, dans la banquise, pour « entendre » cette banquise ?
Oui, et on entend plein de types de sons. J’avais un matériel un peu plus pointu, car je commençais à collaborer avec la marque de micros Sennheiser et un de leurs ingénieurs son. Je me mets également à l’enregistrement binaural, avec ces petits micros qui enregistrent ce que les oreilles entendent. Donc j’ai enregistré le silence de la banquise et composé l’album sur place.
Il est bien reçu ?
J’ai une belle promo, je passe à la télé, je fais des beaux concerts, je tourne pendant deux ans à peu près partout, au Texas, au Japon, à Moscou, au Mexique…
Est ce qu’il y a une démarche écolo dans ce que vous faites ?
Ce n’est pas un projet militant, je ne pars pas au Groenland pour parler du réchauffement climatique. J’ai mes convictions politiques, mais je les garde pour moi. Mais ces projets portent des valeurs de sensibilisation et de respect. Quant à moi, je cherche à travers ces projets-là me reconnecter, à rétablir un lien que j’ai perdu avec la nature, les éléments.
C’est pour cela que vous êtes vivre parti en Bretagne ?
J’ai vécu vingt ans à Paris et j’avais envie d’autre chose, de me rapprocher de la mer qui est un élément dont je ne peux me passer. J’avais la possibilité de le faire et donc nous sommes partis en famille.
Après le Groenland, c’est le projet de la vague géante à Nazaré, au Portugal ?
C’est un projet un peu différent parce que je n’ai pas composé tout l’album sur la vague de Nazaré, à cause du bruit du moteur de jet ski. C’est un projet collectif avec une vraie collaboration avec des surfeurs. Avec Sennheiser, on a travaillé des heures sur des prototypes en amont et mis des micros, du binaural dans les oreilles des surfeurs, sur les planches, sur un drone…. C’est un projet assez fun où j’ai eu la peur de ma vie ! Et je fais l’album dans la foulée, à Biarritz, face à la mer.
Quels sont vos derniers projets ?
En 2021, j’ai fait un truc à Tévennec, dans un phare hanté, au bout de la Pointe du Raz. J’ai également bossé sur le Vendée Globe, où j’ai mis seize micros sur un bateau et treize caméras, avec un film qui va sortir. Et le dernier album, je l’ai fait en Jamaïque. J’avais envie de faire un album studio, de prendre un peu de chaleur et d’énergie, avant de mieux repartir sur des expériences solos.
Quel est le concept de RE-201, cet album enregistré en Jamaïque ?
C’est une parenthèse dans mes aventures, pas un virage. Je voulais rendre hommage à des sorciers du son comme Lee Scratch Perry ou King Tubby. Quand j’enregistre le silence au Groenland et que je triture le son pour créer le tapis sonore d’une composition, j’utilise ce que les maîtres et sorciers du dub jamaïcain ont mis en place. J’utilise le son comme une matière sonore que l’on peut sculpter, qui est malléable. En Jamaïque, j’ai collaboré avec des chanteurs qui ont bercé mon adolescence. Et je me suis aperçu que ce n’était pas forcément plus simple que d’être sur un bateau en pleine tempête.
Il y a plusieurs collaborations sur l’album.
Il y a un titre avec Étienne de Crécy, un autre avec Hubert Boombass (cofondateur de Cassius, NDR) et un titre avec Falcon, des artistes légendaires de la French Touch. J’avais envie de mélanger vraiment ces deux influences, reggae et French Touch. Et on a travaillé avec Alex Gopher, puis j’ai mixé l’album avec Julien Delfaud.
Vous êtes également DJ résident au Rex Club.
Oui, je fais deux sets par an. Ma dernière date, c’était en avril dernier. J’ai fait un All Night Long et j’ai mixé de minuit à 6 h du matin. Ma prochaine date sera à l’automne.
On n’a pas parlé de votre projet avec une intelligence artificielle, en 2022.
On m’a présenté une nouvelle technologie qui permet, en gros, d’envoyer des ordres par le regard. Je m’en suis servi pour créer un instrument, J.I.L., qui se joue uniquement par le regard et dont le son est modulé en temps réel par ton activité cérébrale. C’est un instrument qui envoie du son tout le temps. Il n’y a pas de note, c’est une vibration qui est constante, qui est différente selon chaque utilisateur, et qui est qui est très sensible à l’humeur.
Parmi vos aventures en milieu un peu hostile, il y a toujours ce projet de plonger dans les abysses, la fosse des Mariannes, aux Philippines, par 11 000 mètres de fonds ?
Absolument, je travaille là-dessus. Mais j’ai pris l’habitude de ne jamais parler de mes projets parce que c’est long et fastidieux à mettre en place, ça dépend souvent de nombreuses autorisations et de financements…
Vous avez fait votre premier Olympia en février dernier. C’était comment ?
Magique ! Je suis très fier surtout d’avoir pu profiter du moment. C’est une salle qui te donne une énergie incroyable, c’était beau et fort. Lors de cette tournée, je ne fais pratiquement que le dernier album, avec des clins d’œil à mes aventures passées. J’ai encore des dates en juin à Sète, puis je serai aux Vieilles Charrues, au Cabaret Vert… Il y a une quinzaine de dates à venir.
Au fait, pourquoi ce nom, Molécule ?
Je voulais un nom qui exprime l’essence des choses, l’universalité. C’était doux, rond au niveau phonétique. C’était à un moment où je faisais de la musique assez douce, comme de petites berceuses. Et puis maintenant, avec le côté un peu techno-technologique des projets, des techniques que j’utilise, ça colle aussi avec ce côté chercheur.
Peut-on parler matériel ?
J’ai commencé avec une paire de NS 10 pour le studio et à la maison, j’avais une petite chaîne Aïwa. Jeune, j’étais très walkman, j’avais le petit Sony. D’ailleurs, j’ai envie de m’en racheter un et on en trouve sur Le Bon Coin. Je me suis racheté un lecteur cassette d’occasion, avec un beau vumètre, et j’ai ressorti toutes mes vieilles cassettes. J’ai une chaîne Denon, avec une platine vinyle Technics MK2. Pendant longtemps, j’ai eu une Tivoli Audio, c’est beau mais je ne trouve ça pas super en termes de qualité son. Et maintenant dans mon studio, j’ai des ATC SMC 20 en plus de mes NS 10 et de mes Genelec, avec quatre enceintes pour le son spatialisé. À la maison, j’ai un système d’enceintes Focal et un petit sub dans un coin. La prochaine étape, c’est de m’acheter des vieilles JBL pour mon salon.
Vous écoutez des cassettes audio, mais est-ce que vous écoutez toujours du vinyle ?
Bien sûr ! Je ne suis pas très branché actualité. J’écoute ma collection de Pink Floyd, de Rolling Stones, beaucoup de musique classique, d’ambiant, du reggae… Je dois avoir 400 disques. Mais je n’écoute pas forcément d’électro ou la musique que je fais. En streaming, je suis sur Apple, et j’écoute de la musique absolument tous les jours.