Il fait chanter des légendes du 7e art comme Catherine Deneuve, Isabelle Adjani ou Fanny Ardant. Compose de sublimes musiques de films, notamment pour son ami Christophe Honoré. Et a signé une poignée d’albums, aussi beaux que tristes. Rencontre avec l’ultra-talentueux Alex Beaupain.
Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
À la maison, mes parents écoutaient beaucoup de musique et ma mère en faisait. Elle jouait de la guitare, du piano, de la flûte à bec, plein d’instruments, mais en amateur. Elle chantait beaucoup ; elle était institutrice et s’occupait de la chorale à l’école. Je découvre également comment la musique est fabriquée. Ça ne vient pas de la télé ou de la radio : je comprends très vite que l’on peut s’accompagner et chanter avec une guitare ou un piano. À la maison, on avait une espèce d’électrophone, avec le haut-parleur qui forme le couvercle. Mes parents achetaient des vinyles, de la chanson Rive gauche : Trenet, Brassens, Brel et Barbara. Ma mère jouait tout Brassens à la guitare. Quant à mon père, il avait des transistors dans toutes les pièces.
Il se passe quelque chose d’important quand vous avez huit ans ?
Je prends conscience que la musique et les chansons me procurent des émotions violentes, directes, intimes. À l’époque, j’étais très impressionné par Jacques Brel. Je faisais de la chorale, du piano. Et donc, je me dis à huit ans que le plus beau métier du monde devait être celui de chanteur. Comme j’habite dans le Doux, je suis issu d’une famille de classe moyenne, je comprends assez vite que cette vie, cette carrière, ne sera pas du tout accessible pour moi. Et j’ai vraiment de la peine.
Vous continuez néanmoins la musique ?
Oui, le piano jusqu’à 17 ans, la chorale jusqu’à 16. Mais le chant, c’est compliqué. Quand tu commences, tu es soprane, c’est très joli, quand tu finis, tu es dans les basses. Maintenant, si je suis quelque chose, j’imagine que suis plutôt un ténor moyen. J’aurais préféré être baryton.
La musique était votre seule passion étant ado ?
Mes parents étaient des gens de culture. Il y avait plein de livres à la maison, Télérama… Pour la télé, il était hors de question de regarder des conneries. Ma mère m’emmenait beaucoup au cinéma voir des films d’art et d’essai. En cinquième, je me suis tapé Les Ailes du désir de Wim Wenders, Thérèse d’Alain Cavalier… En 1986, je suis en sixième et j’écoute Etienne Daho et Renaud, puis l’horizon s’élargit en 1989 quand sort l’intégrale de Serge Gainsbourg. Je l’achète en cassettes et j’adore la période des années 1960 avec Jane Birkin. Je découvre que l’on peut faire une œuvre quand on est un auteur de chansons, on peut faire chanter les autres, réaliser des films, écrire des bouquins… Ça dépassait la chansonnette.
Que faites-vous après le bac ?
Des études très sérieuses. Je reste sur l’idée que la musique n’est pas pour moi. Au lycée, je n’avais pas de groupe, j’étais trop timide et inhibé pour dire que j’écrivais des chansons. Je voulais habiter à Paris avec mon amoureuse et j’ai dit à mes parents que j’allais faire des études très sérieuses que l’on ne pouvait pas faire à Besançon, à savoir Sciences Po, en 1993. Ce n’était pas inintéressant, j’aimais beaucoup l’histoire. J’ai mis un point d’honneur à terminer mes études et j’ai été diplômé en 1997.
Vous faites de la musique en même temps ?
Oui, mais en cachette. Mon amoureuse m’achète un clavier Nova, un des premiers pianos numériques, et je lui fais écouter – à elle seule – mes chansons. J’achète beaucoup de disques d’occasion chez Gibert, mais je ne peux pas dire aux amis que j’écris des chansons alors que je suis à Sciences Po ! Je m’inscris au concours de la FEMIS (célèbre école de cinéma, NDR) et je le rate deux fois. Je prépare ensuite un DEA de sociologie sur la Circulaire administrative et je m’apprête à être très malheureux. Puis je fais le service militaire dans des bureaux.
L’étincelle, c’est Christophe Honoré ?
Je le rencontre à 17 ans. Je le vois dans des soirées et on parle de cinéma, de musique ; on a des goûts communs. Une amitié se crée. Contrairement à moi, Christophe est très sûr de lui. À 20 ans, il dit à tout le monde qu’il fera du cinéma, qu’il sera romancier… Il a un tel charisme, une telle autorité que personne ne se fout de sa gueule. C’est incontestable et en plus il va le faire, ce con ! Il travaille tout le temps, il écrit, il va voir des films… Un jour, quand il me demande ce que je veux faire, je lui avoue que j’aimerais bien écrire des chansons. Mais je lui dis que c’est impossible. Aussitôt, il me répond qu’il faut que je fasse un concert tout de suite. Je lui déclare que je ne connais personne, que je n’ai pas de salle… Il me dit que j’ai un piano chez moi et qu’il va venir avec des amis pour un concert privé. Son idée, c’est que lorsque tu es un artiste, tu fais ton métier. J’ai fait mon concert avec mes cinq chansons, pas très bonnes. À partir de ce moment-là, j’ai pu m’avouer que j’étais chanteur et le dire enfin à mes parents, à mes amis. Et commencer à bosser, envoyer ma musique aux maisons de disques.
Vous arrêtez donc la sociologie ?
Christophe écrivait une série de dessins animés qui n’a jamais vu le jour et il m’engage dans le pool de scénaristes. Puis j’écris des chansons. En 2000, la mort de ma fiancée, Aude, déclenche quelque chose… J’ai 26 ans, mes chansons deviennent plus intéressantes, c’est horrible à dire, je n’ai plus peur de contacter des maisons de disques. C’est effroyable, ça me brise en deux, mais j’écris des chansons ! Ça me révèle à moi-même, mon réflexe est d’écrire, je sens donc que par nature, il faut que je fasse ce métier. Mes chansons racontent des choses plus impudiques, et j’essaie d’éviter l’écueil de l’obscénité en les transformant en des choses artistiques.
À l’époque, vous êtes seul au piano ?
J’étais seul au piano et je jouais très mal. C’était terrorisant ! Tout cela a été très laborieux. Pour mes premières chansons, il y a l’influence de Daho et un peu la chanson Rive gauche, j’ai l’impression, mais c’est difficile à définir, son propre style… J’avais l’idée qu’il fallait que cela soit efficace, comme la pop des années 1980. Et j’ai commencé à faire de toutes petites salles où j’étais payé au chapeau. En même temps, Christophe réalise son premier film en 2002, 17 fois Cécile Cassard, avec Béatrice Dalle et Romain Duris. Et il me dit : « C’est mon premier film, je ne sais pas faire. Viens, on n’a qu’à pas savoir faire ensemble. » Christophe devait croire en moi, aimer ce que je faisais et sa proposition pour que je compose la musique de son film a été extraordinaire. Je compose cette B.O. avec un groupe des années 1990, les Lilly Margot, qui faisait du trip hop. Je ne peux donc pas revendiquer toute la musique du film. Puis je vais faire deux autres musiques de films avec eux, Qui a tué Bambi ? et Tout contre Léo, mais moi, je veux être chanteur et réaliser mon album. Ce que je concrétise en 2005 avec Garçon d’honneur, alors que j’allais arrêter car je trouve ça pathétique les mecs de trente ans qui rament et s’accrochent avec leurs cassettes en disant qu’ils feront un album un jour… Le boss de Naïve, Patrick Zelnik, m’a dit qu’il avait eu une pneumonie et qu’il avait donc eu le temps d’écouter mes maquettes… Comme quoi, ça tient à peu de choses ! Avec cet album, j’apprends tout avec les Lilly Margot : comment on enregistre, on arrange, ce qu’est une basse… C’est un album de deuil avec six chansons sur dix qui parlent de la mort de Aude. Un album complètement autobiographique, pas très joyeux.
Est-ce qu’il marche ?
Pas du tout ! On en vend 1 500 exemplaires, ce qui est grotesque à l’époque. Un vrai bide, même si j’ai quelques bonnes critiques. Je veux en faire un deuxième, mais Christophe me propose de reprendre les chansons de l’album pour son film Les Chansons d’amour (2007, avec Louis Garrel et Ludivine Sagnier, NDLR). Naïve refuse de produire la B.O. et le disque va être disque d’or. Et donc là, ils me proposent d’enregistrer un deuxième album. Le film de Christophe a sauvé ma carrière. Et il va enchaîner les films. Entre ses films et mes albums, je ne vais pas arrêter, je vais travailler tout le temps, sans jamais prendre de vacances.
Combien d’albums avez-vous sortis ?
Sans les musiques de films, je dois en avoir fait sept.
Comment vous définissez-vous ?
Je me souviens avoir déjà déclaré à la presse « je suis une Chantal Goya triste ». J’avais remarqué que les enfants aimaient beaucoup mes chansons, il y a des enfants qui sont fans, à six ou sept ans. On n’est jamais aussi triste que lorsque l’on est enfant.
Quel est votre public ?
Valentine, la violoncelliste qui m’accompagne depuis des années, a un jour déclaré ne jamais choper après les concerts car j’ai un public de filles et d’homos. Et ça me va très bien ! Je ne suis pas Bashung, c’est sûr.
Au fil de votre carrière, vous avez fait chanter Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Romain Duris, Françoise Fabian…
Il y a derrière tout cela un fantasme très gainsbourien. Et j’aime bien réaliser mes fantasmes, comme monter les marches à Cannes, obtenir un César, faire l’Olympia… J’ai fait trois pièces de théâtre avec Thierry Klifa où j’ai fait chanter des acteurs, comme Fanny Ardant, Nicolas Duvauchelle, Pierre Rochefort… C’est dur et flippant de les faire chanter en live. Quand je fais chanter des acteurs, je les aide, mais ils m’ont également fait progresser sur le plan de l’émotion et de l’incarnation. Sur mon premier album, ma voix est monocorde, monotone. Quand j’ai entendu chanter pour la première fois Chiara Mastroianni, Louis Garrel ou Ludivine Sagnier, j’ai compris ce que c’était d’incarner, et je n’ai plus jamais chanté de la même façon. Je suis plus ému par Chiara que Lara Fabian, par quelqu’un qui a beaucoup d’émotion que par quelqu’un qui possède une très bonne technique.
Comment définiriez-vous votre évolution ? Par exemple, sur Pas plus le jour que la nuit, vous avez collaboré avec Sage et Superpoze qui viennent de l’électro.
Je suis conscient de mes limites et ça me force à travailler avec des artistes qui m’apportent autre chose ; cela m’intéresse profondément. Par rapport à mon évolution, je ne sais que dire, je suis de plus en plus perdu. Comme tous les artistes. Avec mes premiers albums, je me posais moins de questions. Ce que l’on gagne en expérience, on le perd en sensibilité, ce qui reste essentiel dans la chanson pop. À propos des textes, je me suis ouvert au monde.
Pourquoi avoir repris intégralement l’album Love on the Beat de Gainsbourg ?
C’était compliqué, casse-gueule, mais je voulais comprendre des choses. J’ai beaucoup plus osé que sur mes trucs à moi. Pareil en ce moment, je travaille sur une comédie musicale, et j’essaie plein de choses différentes, je suis complètement libéré. Quand je reprends Gainsbourg, je suis très intimidé et je le fais très sérieusement, mais en même temps, je suis plus désinhibé que pour mes disques.
Qu’est-ce que vous avez comme matériel à la maison ?
J’écoute peu de musique et au casque. Et le plus souvent du MP3. J’ai une vieille chaîne Teac, et l’acoustique de mon appartement est nulle. J’ai commencé à écouter de la musique sur cassette, qui est le pire des formats, tout est horrible avec la distorsion. Mais ça ne m’a jamais gêné, j’ai des oreilles en bois… Je suis content d’avoir un bon son en studio, de sortir des albums correctement mixés, pressés. Mais moi, j’écoute de la musique dans la rue, quand je fais du sport, avec des AirPods, sur Spotify. La honte ! C’est peu dire que je ne suis pas un geek. Moi j’aime que ça soit compressé et dynamique, c’est très vulgaire. Mais je peux être transporté si j’écoute du Leonard Cohen chez un ami qui a un super système son. Alors là, je me dis que je suis un connard et qu’il me faudrait du bon matos. Sur mon piano, il y a de petites enceintes dynamiques, Genelec, avec peut-être un peu trop de basses. C’est Pierre-Emmanuel, mon ingénieur du son, qui a tout acheté. J’ai un très bon micro Neumann, un TLM 102, une carte son et j’ai déjà enregistré des musiques de films ici. Et un piano numérique Kawai, qui, relié à mon logiciel, me permet de jouer de la basse, de la cornemuse… Il faut que je le fasse réviser ! Tout cela me permet de faire de petites maquettes, mais je ne veux pas qu’elles soient trop élaborées. Le travail se fait après en studio, et je suis ouvert aux suggestions des autres. De fait, j’ai besoin de travailler sur de mauvais instruments, car quand ça marche, je sais que ça va être top quand on enregistrera en studio.
Et en studio ?
Je suis sensible aux endroits, aux ambiances, à la façon dont on peut se mettre en résidence, moins au son. Je suis sensible à la configuration des pièces, à la place de la control room, quand elle est en face. Je travaille aux studios Saint-Germain, au studio Pigalle…
Quel genre d’artiste êtes-vous sur scène ?
Sur scène, je fais des blagues car mes chansons sont très mélancoliques, très tristes. J’adore les chansons tristes, mais il faut dire qui on est vraiment, je ne suis pas un type qui hante les cimetières toute la journée.
Qu’est que vous écoutez en ce moment. Du rap ?
J’écoute très peu de musique urbaine, à part Lomepal. Mais en ce moment, j’écoute pour le travail, donc de vieilles comédies musicales. Sinon, j’adore le dernier album des Strokes, le générique de la série Succession, très malin, et en ce moment j’écoute beaucoup Séverin, le meilleur héritier du Souchon des années 1970. Tout est joué en direct : c’est touchant et formidable. J’ai très envie d’écouter la B.O. du Règne animal d’Andrea Laszlo De Simone.
Vous avez un projet de disque ?
C’est dans les tuyaux, oui. Je vais commencer par arranger de la musique, comme des rappeurs ou Gainsbourg, puis me coller aux textes, histoire de ne pas ronronner. Puis une tournée. Et j’ai une comédie musicale au cinéma qui doit se tourner en janvier. J’ai écrit une chanson pour le prochain Christophe Honoré et je chante sur l’album-hommage à William Sheller. Et en mars sort le prochain film de Thierry Klifa, Les Rois de la piste, avec des accents d’Ennio Morricone, d’Henry Mancini… Une musique extrêmement référencée et joueuse. Pour mes compositions au cinéma, je mets de la musique partout, puis j’enlève. Il ne faut pas en mettre trop, il faut trouver le bon équilibre, je n’aime pas la musique ornementale ou obligée. Par exemple, je déteste Oppenheimer, de Christopher Nolan, le film est gâché par la musique, elle est insupportable.