Rock critic à Rock & Folk, Libération et Les Inrocks, romancier, scénariste, auteur du monumental Dictionnaire du rock, Michka Assayas anime depuis 2015 l’émission musicale Very Good Trip sur France Inter. Rencontre à Barbès avec un passeur, aussi érudit que passionné.
Vos parents écoutaient de la musique ?
Je suis né en 1958. Mon père est scénariste (il a écrit Le monocle rit jaune et La Fabuleuse Aventure de Marco Polo, NDR). Avec mon frère, nous vivons seuls avec notre père et une nounou hongroise, dans un hameau de la vallée de Chevreuse. Mes parents ont divorcé, sans que je le sache, et ma mère a conservé une chambre à la maison, qui est son domaine, et elle s’y installe tous les dimanches. Mon père n’écoute pas du tout de musique, mais ma mère a un transistor et écoute la BBC : de la musique classique et un peu de jazz. Elle achète parfois des 45 tours de Charles Aznavour et je me souviens d’un album, Dansons le twist.
Quand commencez-vous à acheter des disques ?
C’est mon frère (Olivier Assayas, né en 1955, devenu metteur en scène, NDR) qui s’y est mis le premier et il a rapporté très vite Rubber Soul des Beatles, en 1965. Pour mon huitième anniversaire, en 1966, un copain m’offre le 45T des Beach Boys, « Good Vibrations ». Un vrai choc, une épiphanie, je veux tout savoir sur ce morceau, sur le groupe ! J’aimais les Beatles, Bob Dylan… Un jour, Olivier, qui achète les hebdos britanniques comme le Melody Maker, revient de Londres et m’explique que l’on est rentré dans le rock libertaire, underground, progressif et que la musique commerciale, c’est pourri, qu’il ne faut pas l’aimer. Donc on se débarrasse de tous nos 45T et j’écoute à onze ans Frank Zappa and the Mothers of Invention, Grateful Dead, Van Der Graaf Generator… Je dois montrer que je suis aussi mûr que mon frère et ses potes. Je me souviens que l’on aimait beaucoup Syd Barrett mais l’on trouvait que Pink Floyd était trop commercial. J’en rigole maintenant, mais à l’époque, c’était vraiment sérieux la musique.
Mais vous étiez un peu snobs…
Totalement ! En même temps, nous sommes très politisés et nous achetons de nombreux journaux gauchistes, comme Politique Hebdo, Rouge, Le Parapluie, Tout !…
Et les concerts ?
On venait de la vallée de Chevreuse en train. J’ai vu Jethro Tull, Spooky Tooth et Free en 1968 à L’Olympia, j’avais dix ans ! À 12 ans, je vois Captain Beefheart avec mon frère à Londres, au Royal Albert Hall ! J’ai vu Roxy Music en 1972 au Bataclan, avec Brian Eno et son gilet en fausse fourrure, Caravan… Un groupe qui m’a vraiment marqué à l’époque, c’était Traffic, avec Steve Winwood. C’était mieux que la drogue, je me suis même évanoui. Quasiment une overdose ! Toute ma vie, j’ai essayé de retrouver cet état, cette sensation, sans jamais y arriver.
Quand vous imaginiez votre avenir, vous pensiez à un métier en rapport avec la musique ?
Pas du tout. Mon père n’avait que mépris pour la musique, ma mère trouvait ce milieu de musiciens drogués et décadents ridicule. Moi je ne savais pas trop ce que j’allais faire de ma vie, je n’étais vraiment pas sûr de moi. Au lycée, je n’aime pas tellement mes profs, il y a une espèce de mollesse qui ne me convient pas. Mon prof de philo – rigoureux et presque dictatorial – me plaît ; je cherche à être vissé. Ma copine me parle des classes préparatoires et je veux que l’on m’apprenne à écrire, je veux de la discipline. Donc prépa littéraire (rires) ! Je suis pris à Lakanal, à Sceaux, et j’ai la révélation. Je me dis que ma vie est là et j’adore mon prof de lettres. Je suis premier partout, je me trouve moins nul que ce que l’on me disait. En deuxième année, je suis pris à Henri IV, mais le niveau est largement supérieur. J’intègre à Saint-Cloud mais l’obsession de la musique revient et je vais y mettre les pieds trois fois dans ma vie, je ne veux plus être prof.
C’est à ce moment que vous devenez rock critic ?
J’ai des opinions extrêmement tranchées sur ce qui est bien ou pas. J’achète le NME, ma bible, tous les samedis à New Rose, j’achète des 45T, des 33T, je ne vis que pour ça. J’adore ce qui a suivi le punk : la new wave, la cold wave, ce que le NME appelle modern music, avec des groupes comme Talking Heads, XTC, The Monochrome Set, Elvis Costello, Gang of Four… Je prêche pour mes potes. Joy Division, c’est génial, personne ne les connaît mais moi je vais vous expliquer… Je lis Rock & Folk, Libé et je me dis que les critiques ne comprennent rien, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je vais au flan à la rédaction de Rock & Folk. J’avais écrit des textes pour moi et je leur amène rue Chaptal, qui ressemblait à une étude de notaires. Je laisse mes feuillets sur John Cale devant un Philippe Paringaux narquois. Une semaine plus tard, j’essaie d’appeler mais de trouille, je raccroche dix fois. J’y arrive enfin et découvre que Paringaux est intéressé. Pour moi, c’était encore mieux que d’être publié à la NRF. Ce job, c’était une mission, j’aurais payé pour bosser à Rock & Folk ! Je m’insère dans l’équipe et on me donne la new wave, qui n’intéresse personne à la rédaction. Pour eux, la musique, c’est toujours Hendrix, Joplin, Pink Floyd et les Doors. Ils ont mis une fois les Sex Pistols en couverture et ça a été leur pire vente… Le public est à la traîne, c’est la France ! À l’époque, on disait que Best était plus branché mais que Rock & Folk était mieux écrit.
Et Libération ?
Bayon m’appelle et je vais bosser en même temps à Libé. J’interviewe Paul Weller, je publie régulièrement des papiers dans Libé, à 22 ans. C’est un rêve ! Pour Actuel, j’écris un article sur Syd Barrett que je tente de retrouver. Donc j’abandonne complètement mes études et je vis ma meilleure vie. J’ai un appart rue Notre-Dame-de-Nazareth avec mon frère où tout le monde passe : Elli et Jacno, Guillaume de Modern Guys… Je deviens pote avec les Young Marble Giants. Voilà une des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire, car leur musique ne ressemblait à aucune autre et je voulais la faire découvrir au plus grand nombre. C’est une période brève et intense et à 25 ans, je décide de tout arrêter. J’estimais avoir dit tout ce que j’avais à dire. Comme les Clash et les Jam, je pensais que l’on n’était pas là pour durer. J’avais besoin de renaître, de me réinventer.
Que se passe-t-il ?
Il y a des rencontres qui changent tout, notamment avec Bono et U2. Ils viennent de l’obscurité, comme Joy Division, et vont vers la lumière. Je suis devenu ami avec Bono très facilement. Je l’ai interviewé en 1980, quand personne ne le connaissait. On parle pendant des heures et c’est un coup de foudre réciproque. Je les défends dans la presse, car même en Angleterre, les critiques leur préfèrent Echo and the Bunnymen. J’ai été le premier journaliste français à défendre U2.
Qu’est-ce que l’on ressent quand Bono hurle votre prénom devant la foule en début de concert ?
(Il se marre) Je me suis dit que j’hallucinais. J’ai été très touché. On se parle encore de loin en loin, mais Bono est un homme très occupé.
Vers 1986, vous travaillez pour Les Inrockuptibles.
Après ma crise existentielle où je pense que j’ai tout donné et qu’il m’est impossible de raconter la même chose encore et encore, je me destine dorénavant à la grande littérature. Je veux écrire sur les rééditions, alors que je me passionne pour Mauriac, Bernanos, Green… Toujours mon côté snob réac. J’écris à 26 ans sur Maurice Barrès dans Libé (rires). Je me prends également de passion pour Jean-René Huguenin et je retrouve ses inédits dont je fais un livre. Je fais une dépression et Les Inrockuptibles viennent me chercher. Ils me demandent d’abord l’intégralité de mes interviews d’Elvis Costello ou de Morrissey (Inrocks n° 3). Quand Les Inrockuptibles arrivent, je me dis qu’il se passe enfin quelque chose en France et je suis reconnu comme le membre d’une famille, ce qui ne m’était jamais arrivé.
Vous allez écrire sur quoi ?
Je fais une grande interview de Brian Wilson (Inrocks n° 38). Mais la musique n’est plus le centre de ma vie, je pense n’avoir rien à dire sur la musique et j’envisage d’arrêter pour ne publier que des livres. Christian (Fevret) et Jean-Daniel (Beauvallet) me proposent une tribune. Donc de 1988 à 1991, je suis une sorte d’éditorialiste et j’ai une tribune libre, « Contre feu », où je parle de tout ce qui me passe par la tête, que ce soit cinéma, spectacle de rue ou politique… Et ça a un certain impact, jusqu’à ce que j’écrive sur Céline, ce qui passe assez mal auprès de certains rédacteurs qui vont me pousser dehors.
Au début des années 1990, c’est la fin du rock.
Il y a Nirvana, mais c’est surtout le hip hop, le début de la house, la techno… Je comprends tout de suite que c’est la fin du rock dès que Public Enemy – un des derniers grands chocs de ma vie d’auditeur – arrive. La musique s’effiloche, les textes n’ont plus d’importance, le rock devient décoratif. À l’époque, je deviens père de famille, et j’ai besoin de bien gagner ma vie et je rame un peu. Je bricole et l’on me propose le Dictionnaire du rock, dans la collection Bouquins. Ils cherchaient quelqu’un de littéraire et un connaisseur en musique. L’idée, c’était de faire rentrer le rock dans la Pléiade et d’écrire aussi pour les non-initiés.
C’est le grand œuvre de Michka Assayas !
Si je me fais écraser sur Barbès, on écrirait « L’auteur du Dictionnaire du rock nous a quittés » (rires). Et ça me va très bien. Je pensais que ce serait un an et demi de travail et ça a duré cinq ans ! J’écris 25 % du dictionnaire et je réécris la plupart des autres textes, j’ai mis ma patte partout. En 2014, nouvelle édition du Dictionnaire et ça va être quatre ans de boulot. Il m’a fallu tout revérifier, un truc d’obsessionnel. Mais j’ai pu assouvir l’ambition littéraire que j’avais, de manière détournée, en écrivant ces petites nouvelles sur l’histoire du rock.
Une fois que vous avez gravi cet Himalaya, qu’avez-vous fait ?
Il faut survivre au grand œuvre ! Il y a eu des bouquins, mais la radio est un bon post-scriptum.
Comment se passe votre arrivée à la radio ?
Quand je faisais la promo du Dictionnaire du rock, j’ai été invité plusieurs fois dans des émissions spécialisées. J’ai été repéré et Marc Voinchet de France Culture m’a proposé une émission de rock le dimanche soir, sur France musique. Ça a duré de 2008 à 2012, puis ils m’ont viré.
Et Very Good Trip ?
Ça commence en 2015. Je n’ai jamais décroché de la musique, j’achetais toujours Mojo et Uncut et j’écoutais toujours ce que les vieux continuent à faire et quelques nouveautés. La radio m’oblige à écouter des choses que je n’écouterais pas spontanément, je dois rester curieux, donc j’écoute beaucoup Spotify.
Comment ça se passe ?
J’écris tout. TOUT ! Je dois écrire 15 000 signes par émission. C’est un plein temps. J’écoute tout, je prends des notes et tous les matins, j’écris quatre ou cinq heures et je lis ça le soir. Un truc de dingue ! Parfois j’écris jusqu’à 18 heures, juste avant d’aller à la radio. C’est pour cela que je n’ai pas publié depuis six ou sept ans. Pour écrire, j’emploie un style oral-écrit, j’écris comme je parle en essayant d’enlever les scories, j’écris la phrase comme je pense qu’elle doit être entendue. C’est comme écrire des dialogues…
… Comme le boulot de votre père, donc ?
(Il rit) Oui, vous avez raison. J’ai pensé toute ma vie que je faisais autre chose, mais je ressemble à mon père. C’est le karma !
Vous avez travaillé votre voix pour la radio ?
Pas du tout ! C’est très mystérieux que l’on me dise que j’ai une voix de radio. Je n’ai jamais travaillé ma voix, mais je suis super heureux qu’elle passe bien. Mais j’aime bien raconter, c’est peut-être cela que l’auditeur entend. D’ailleurs, j’ai toujours aimé raconter, comme quand, adolescent, je décrivais mes concerts à mes potes.
Un mot sur les émissions d’été sur David Bowie ou Paul McCartney ?
Ce sont des commandes de France Inter pour les séries d’été, un boulot que j’ai dû faire très vite, un mois et demi pour McCartney. Comme le Bowie, un McCartney va sortir sous la forme d’un livre, en 2024, mais je dois d’abord le retravailler.
Comment travaillez-vous pour ces émissions d’été ?
Je ne fais jamais de plan. Dans la tête, j’ai mes souvenirs, des impressions… Puis je vérifie mes docs, les sources, les livres, mes magazines, les interviews… Mon talent est de mettre en scène, de mettre en relief ce que d’autres ont fait. Je relie les fils et on voit le tableau dans son intégralité.
Vous reprenez à la rentrée ?
Oui (soupir). Je n’ai encore rien écrit et je commence à flipper grave…
Qu’est que vous avez comme matériel hi-fi ?
Je n’y connais pas grand-chose et je ne suis pas audiophile. J’ai commencé avec les transistors. Puis j’ai eu un électrophone avec le baffle en plastique qui était le couvercle. J’ai rêvé d’avoir une chaîne stéréo dans les années 1970 et je l’ai eue, avec des enceintes en bois. Puis j’ai eu une chaîne Brown, en 1977, avec son super design. Pour la première fois, j’avais un son extraordinaire. Avec mon frère, on a gardé cette chaîne durant des années. J’ai été très longtemps attaché au vinyle et j’étais contre le CD, au son très métallique. Je dois toujours avoir près de 3 000 vinyles 33 tours. Puis, j’ai eu une chaîne avec un ampli Nad, une platine Technics et un lecteur de CD Denon. Mais la hi-fi n’a jamais été une religion pour moi. Maintenant, j’écoute Spotify au casque sur mon Mac. À la maison, j’ai une chaîne avec un platine Pro-Ject, un ampli Nad, un lecteur Yamaha et de grosses enceintes colonnes Audience. J’ai également de belles enceintes Elipson qui marchent par Blutooth. Je n’achète plus de vinyle, ni de CD, j’écoute la nouveauté en dématérialisé.
Quelles sont les meilleures conditions pour écouter de la musique ?
J’adore écouter de la musique en voiture. J’ai une vieille Jaguar Type S, avec un système audio dément. La voiture est très silencieuse et je l’entretiens avec un soin maniaque. J’adore faire de longs trajets en musique, ça me calme, j’oublie tout. Le son est extraordinaire, c’est comme dans un salon de musique. J’ai un vieux casier six CD et dernièrement, j’ai écouté une anthologie de Chess Records, de vieux blues des années 1950. Le son est tellement plaisant, je suis au nirvana, c’est encore mieux que le SPA.
Quelles sont les nouveautés que vous aimez ?
J’ai été émerveillé par Billie Eilish, j’adore sa chanson à la fin de Barbie. Je n’ai pas encore écouté le Blur, mais j’en parlerai dans Very Good Trip. J’aime Gabriels, un trio de soul de Los Angeles, avec un chanteur gospel, deux producteurs, c’est dément. Il y a quelque chose de très archaïque et une fraîcheur difficile à décrire. J’aime également le Canadien John Southworth, un mec de Toronto, et le groupe The Weather Station, également de Toronto, entre folk et jazz. Je vais encore aux concerts, mais avec mon émission le soir, c’est plus difficile. Je présente parfois des concerts pour France Inter et j’ai vu Queens of the Stone Age, à Fourvière. C’était génial !