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Marc Cerrone

Marc Cerrone 

Considéré comme l’un des papes du disco, le batteur Marc Cerrone a inventé dans les années 1970 le son qui a submergé les discothèques du monde entier. Il a continué la musique au fil des décennies et ses tubes ont été remixés par tous les DJs. Alors qu’il sillonne dorénavant la planète en tant que DJ, il fait le point avec nous sur le son et un demi-siècle de musique. 

À la fin des années 1970, Marc Cerrone est considéré – avec l’Américain Nile Rodgers et l’Allemand Giorgio Moroder – comme l’un des papes du disco, un mouvement musical né dans les clubs qui submerge le monde entier. Plus d’un demi-siècle plus tard, Cerrone est toujours là. Ses tubes, « Supernature », « Love in C Minor », « Give Me Love » ou « Summer Lovin’ » sont des standards, ils ont été samplés par les Daft Punk, Cypress Hill, Public Enemy, Beastie Boys, Run-DMC, remixés par tous les DJs du monde, dont Bob Sinclar, et immortalisés dans des B.O. de films, notamment Climax de Gaspar Noé. Mais Marc Cerrone a eu plus d’une vie et il s’est constamment réinventé. Propriétaire d’une chaîne de magasins de disques, batteur, compositeur, producteur, scénariste de films, écrivain, il est maintenant peintre, DJ… Et vient de sortir en octobre dernier un nouvel album, Cerrone by Cerrone, où il revisite seize de ses plus grands titres. 

Pour VUmètre, Marc Cerrone a ouvert grand les portes de son immense appart-studio parisien. Sur les murs du salon, ses peintures colorées, ses nombreux disques d’or, des récompenses, des photos avec Nile Rodgers ou le Dalaï-lama, et bien sûr, dans une pièce immense trônent sa somptueuse batterie et une console de mixage. Rencontre.

Vous souvenez-vous du premier son que vous avez entendu ? 

La batterie ! Je me suis mis à la musique par accident. J’étais turbulent, vous connaissez l’histoire… 

Pour canaliser votre énergie, vos émotions, votre mère vous offre une batterie, alors que vous vous faites virer en permanence du collège.  

J’avais douze ans. Ma mère me promet une batterie mais avant même qu’elle ne me l’offre, j’écoutais la radio et je me focalisais sur la batterie, je n’écoutais plus les voix. J’écoutais bien ce que faisaient les batteurs et ça m’a imprégné. Je n’arrêtais pas de pratiquer avec mes jambes, sans batterie bien sûr, pour détacher mes membres, car il faut détacher les membres pour jouer de cet instrument. Puis ma mère m’a enfin amené au magasin. Quand je me suis assis à la batterie, j’ai pris les baguettes. J’ai commencé à faire un rythme. Le vendeur était sidéré : « Mais il sait jouer votre fils ! »

Une longue histoire d’amour commence… 

Dès que j’ai ma batterie, je passe tout mon temps dessus. En fin de compte, ma mère ne m’a pas simplement offert l’instrument auquel je n’avais pas pensé, elle m’a offert mon meilleur ami.

Quels étaient vous goûts musicaux adolescent ? 

Mon premier concert, c’est Jimi Hendrix à L’Olympia. J’avais 15 ans. Je voulais cogner comme son batteur (Buddy Miles, NDR). Puis j’ai vu Carlos Santana, le batteur de jazz Billy Cobham, Yes, Deep Purple, Jimmy Page (guitariste de Led Zeppelin, NDR), avec qui je vais devenir copain et qui jouera sur mon quatrième album. 

Quand commencez-vous à monter des groupes ?

À treize ans. À quatorze, j’ai une super cote dans la région parisienne, je quitte l’école, et à 16 ans, ça commence à devenir vraiment sérieux. J’ai évolué en montant plusieurs groupes, puis je deviens directeur artistique et producteur pour le Club Med. Je montais les groupes pour les villages de vacances, j’engageais 20 bassistes, 20 batteurs, 20 claviers, je choisissais les répertoires… Je n’avais même pas 18 ans et j’avais falsifié mes papiers car je n’étais pas majeur. J’avais arrêté mes études à 15 ans. Je n’avais pas l’ambition d’être connu, simplement cet instrument m’habitait. Même quand je n’étais pas à la batterie, je tapais sur mes cuisses (il commence à taper en rythme, NDR).

Vous restez longtemps au Club Med ?

Je fais trois saisons et ça cartonne. Je sélectionne les meilleurs musiciens et bientôt je me dis que je vais monter mon propre groupe. Je finance donc mon groupe en sélectionnant les meilleurs musiciens pour Kongas. Je finis ma saison pour le Club Med en mars 1972. On répète en avril, mai, juin. Je rencontre deux percussionnistes de talent et nous sommes six. Le groupe est prêt fin juin, on assure vraiment, et je me dis que je vais trouver un agent en deux mois. L’été, je pars faire la manche avec ma batterie sur le port de Saint-Tropez. Je jouais entre 19 h et 21 h et ma petite amie passait après avec un chapeau melon. Ça marche vraiment, et un soir, Eddie Barclay passe. Il revient le lendemain et le surlendemain. Il dépose alors un papier dans le chapeau de ma copine : « Venez me rejoindre au restaurant quand vous aurez terminé. » Barclay, c’était un personnage TRÈS important à l’époque. Je démonte la batterie et je vais le retrouver. Il me dit que je dois monter un groupe et m’invite à déjeuner le lendemain dans sa propriété. Je lui raconte que j’ai déjà un groupe et je lui propose de faire une audition au Papagayo. Une semaine plus tard, mes musiciens me rejoignent à Saint-Tropez et on fait un carton au Papagayo. On va y rester jusqu’à fin août. Il y avait la queue le soir, on a fait un malheur avec Kongas. Fin août, je signe un contrat avec Eddie Barclay. En novembre, on sort notre premier single, et boum, premier tube. Je n’ai jamais arrêté depuis… 

Quel était votre style de musique avec Kongas ?

C’était de l’afro-rock. On composait tous ensemble. Nous avons sorti des albums, joué aux États-Unis, au Japon, on faisait 250 galas par an… C’était lourd à porter et j’ai eu un enfant. Puis, j’ai senti que l’on plafonnait, que l’on n’irait pas plus loin. Et j’étais ambitieux…

Donc vous arrêtez Kongas ?

En décembre 1975, j’ouvre un magasin à la gare de Vitry-sur-Seine, j’habitais là-bas et mon père était cordonnier à Vitry. J’ai repris son commerce, j’ai fait peindre les vitres en rouge, avec des lampes derrière. Les disques étaient sur des palettes en bois, je mettais la musique très fort, c’était vraiment nouveau à l’époque. Et surtout, j’ai l’idée de proposer un crédit gratuit sur six mois, c’était la première fois que cela se faisait. Je payais les 2 % à Cetelem et les mecs m’achetaient de grosses quantités de disques ; au lieu d’un 33 tours, ils m’en prenaient 20, qu’ils payaient en six mois. Succès immédiat ! J’achetais mes disques via un grossiste et je monte un magasin Import Music à Belle Épine, j’avais les dents qui rayaient le parquet. J’avais 400 m2 et je cartonnais, et en quelques mois, j’avais le meilleur rendement au mètre carré. Tous les centres commerciaux me sollicitent et j’ouvre d’autres magasins Import Music : Vélizy, Parly 2, Rosny… Les gens se donnaient rendez-vous dans mes magasins et écoutaient de la musique. Je voulais que l’on trouve dans mes magasins ce que l’on ne trouvait pas ailleurs : un 33 tours de jazz, du funk… Si on ne le trouvait pas chez Import Music, c’était juste complètement introuvable ! En un an et demi, je me retrouve avec une chaîne de magasins. 

Pourtant, vous allez revenir à la musique.

La musique me manquait trop et je décide de faire un album, Love in C Minor, pensant que je vais en vendre 12 dans mes magasins. Mais en tant que vendeur de disques d’import, je sens très vite qu’il se passe quelque chose aux États-Unis, qu’un mouvement arrive… Je sais faire bouger les gens avec un beat de batterie très simple mais efficace (il tape en rythme avec son pied, NDR). Je trouve un gimmick de basse, « On Broadway », 
de George Benson (il chante, NDR). Je me fais aider par Alec Constandinos qui écrit tous les textes de Kongas. C’est lui qui me suggère d’aller à Trident où enregistrent Peter Gabriel et Elton John. On parvient à louer le studio trois semaines. J’arrive, je fais installer ma batterie très en avant, mais ça me paraît logique car je suis batteur. Il y a deux Eraton, deux enceintes carrées en bois. Et je commence à faire chier, et je demande deux colonnes de son. Je fais démonter la batterie pour ne garder que la grosse caisse, le pied. J’y ai passé la journée. Le lendemain, je n’enregistre que la caisse claire. Et ainsi de suite. J’ai un très bon arrangeur, je veux des cordes à la Barry White, des cuivres qui sonnent comme chez Chicago… Et surtout, il n’y a aucun synthé, tout est live ! Je prends les meilleurs choristes pour chanter seulement « love me, love me » et ce pendant vingt minutes. Entre deux prises, je joue au ping-pong avec Phil Collins, Peter Gabriel ou Elton. 
Puis, un soir, j’invite tout le monde à écouter la chanson, avec des coupes de champagne. On écoute très fort, et bientôt, les filles émettent des gémissements sur la musique. On enregistre et on les a mixés dans la chanson qui fait 16 minutes 30. 

Mais un single faisait trois ou quatre minutes à l’époque.

Je ne cherchais pas à faire plaisir mais à me faire plaisir, je voulais composer une bande son. Les maisons de disques m’ont toutes jeté. J’appelle le directeur de Trident et il me conseille de presser des vinyles. Mais je dois en presser 5 000, et 5 000, c’est bien trop ! Il faut un label, donc je monte mon propre label, Alligator. Et les 5 000 disques se vendent à toute vitesse. Je n’ai rien calculé, tout s’est passé naturellement. 

Quelles étaient vos exigences par rapport au son ?

Dans ma tête, je ne voulais pas devenir un mec connu. Mais je voulais vraiment faire un disque démo pour les gens qui avaient une bonne chaîne hi-fi. Il y avait très peu de disques de qualité pour frimer auprès de ses amis. Mais si tu mettais Love in C Minor dans ton salon, sur ta hi-fi, tu en prenais plein les oreilles. C’est pour cela que je me suis entouré de pointures, comme l’ingénieur du son de Peter Gabriel. J’ai chiadé tous les sons. C’est la raison pour laquelle on l’écoute toujours 50 ans plus tard. Il y a dû y avoir 40 000 remix, mais au niveau son, allez-y les mecs ! Je n’ai jamais cherché à faire de tubes, j’en ai pourtant fait une vingtaine… 

Par hasard, un carton de vos disques est envoyé aux États-Unis, le titre fonctionne aussitôt en discothèque et à la radio.

Avec Love in C Minor, des producteurs américains me cherchent partout pour me signer. Je vais chez Atlantic et je signe. Et le fondateur, Ahmet Ertegün (auteur, découvreur de talents et producteur de légende, NDR), qui m’a à la bonne, me manage pendant sept ans. Il m’apprend le métier car je n’y connais rien. Il veut que j’habite aux USA et me met dans un label black, aux côtés de Quincy Jones, Ray Charles, les Jackson Five, Prince, Earth, Wind and Fire, Nile Rodgers qui deviendrait un de mes meilleurs copains. Ils étaient tous tellement forts, je ne voulais pas, mais Ahmet a insisté… 

Vous devenez alors une énorme vedette. 

Avec Love in C Minor, ma carrière s’envole. Je ne pouvais plus m’occuper des magasins et je les ai vendus au grossiste avec qui j’étais associé. Il a transformé ça en Nuggets et il y a eu 50 magasins, qui seront repris par la FNAC. Si ma carrière n’avait pas explosé, j’aurais probablement monté un Darty du disque. J’avais la bosse du commerce ! Puis, je m’installe en Californie, mes enfants vont à l’école là-bas, je suis complètement intégré. Atlantic a appelé ma musique le « French Sound », bien avant la French Touch… Pour mon deuxième album, Cerrone’s Paradise, je chiade encore plus le son, même si je n’avais pas assez de matos dans le studio. Pour mon troisième album, ARP m’envoie un Odyssey ARP, un des premiers synthés. Je ne savais même pas ce que c’était ! Je découvre l’électro et je compose Supernature. Quand je lui donne le disque, Ahmet Ertegün est dubitatif car j’avais déjà un son. Je lui propose de sortir l’album en France, de presser 2 000 vinyles pour essayer. C’est ce que je fais, sans face B, et ça cartonne à nouveau. Je produis La Toya Jackson, je fais de concerts avec Earth, Wind and Fire…  En 1979, je passe mes soirées au Studio 54, à New York, dans le carré VIP avec Andy Warhol, Jean-Paul Gaultier, Jean-Michel Basquiat, Jean-Paul Goude… Nous étions les enfants terribles, chacun dans notre domaine artistique. On inspirait tout le monde, dans les textures, la mode, les couleurs. Je vendais des millions de disques. 

On passe votre musique au mythique Studio 54 ?

Vous rigolez ou quoi ? Je n’arrête pas de jouer au 54, je suis chez moi là-bas. Dès que j’arrive, on me met dans le carré VIP avec Diana Ross ou Grace Jones. On ne fait pas partie de l’establishment, nous sommes de provocateurs ultra-branchés. 

Vous êtes alors le « Pape de la disco ».

Avec Giorgio Moroder et Nile Rodgers, on fait de la musique pour les discothèques. À l’époque, un disque était un succès s’il passait en radio. Nous, on voulait se servir des discothèques comme d’un média, je ne voulais pas passer en radio avec mes chansons de 20 minutes. Je voulais vendre des disques par le buzz de discothèques. 

Est-ce que vous êtes en compétition avec Giorgio Moroder ou Nile Rodgers ?

Pas du tout. Nous sommes producteurs de disques, donc dans le même état d’esprit. Mais Giorgio est plus dans la pop avec ses chansons sublimement chantées par Donna Summer. D’ailleurs, on ne se croisera jamais, sauf il y a cinq ans. Quant à Nile, c’est un pote, on se parlait encore il y a trois jours. On a fait de concerts ensemble, et même un festival de jazz à Montreux, avec Quincy Jones qui nous applaudissait. C’est la famille, j’ai appris le métier avec eux. 

Parlons matériel.

On n’arrêtait pas de m’en offrir. Les préamplis Dual, Kenwood… En studio, j’avais toujours le top. Le meilleur ingénieur, le meilleur matos. JBL, c’est un son un peu froid, aujourd’hui, en studio, je suis sur Mackie, c’est un peu flatteur dans les médiums, mais ça reste assez fidèle et je travaille sur Mackie depuis vingt ans. Depuis 50 ans, j’ai toujours eu un studio à demeure, avec un ingénieur du son, même quand je ne travaille pas, car j’enregistre tout le temps. Je m’y oblige. À la maison, je suis équipé en Sonos. J’habite dans le Sud, à Ramatuelle, et j’ai un gros équipement qui sonne très fort. J’aime bien l’idée que je peux écouter à n’importe quel niveau et que je peux tout entendre. Je n’aime pas quand je change de niveau et que d’un seul coup, la basse recule ou que les guitares passent en avant, ou que quelque chose sature. Avec Sonos, c’est parfait. Le matin, j’écoute des radios américaines, du jazz, du hip-hop, et le son est toujours top. 

Les années ont passé et vous n’avez jamais arrêté la musique. 

La batterie est toujours mon meilleur pote, j’en joue encore tous les jours. J’ai sorti un album, Cerrone by Cerrone, en octobre dernier. C’est un album live, un set d’une heure et une minute qui s’enchaîne, 16 titres sur lesquels je m’amuse. Sur « Give Me Love », j’ai mis les cuivres de « Je suis Music ».

J’ai l’impression que certaines parties de batterie ont été refaites.

Toutes, absolument toutes ! Comme les voix. Je ne joue plus pareil, aujourd’hui je « danse »… 

Vous avez également débuté une carrière de DJ.

Il y a huit ans, Emmanuel de Buretel, qui a fondé Because Music, me conseille de prendre les platines, faire des festivals. Mais pour moi, c’est presque une insulte. Je n’ai rien contre les DJs, au contraire, mais je pensais que ce n’était pas pour moi. J’essaie de ne pas être trop con et je réfléchis, j’en parle à mon fils qui est DJ, à des potes DJs. Et je leur raconte mon projet, jouer exclusivement mes titres en DJing. Tout le monde me pousse ! Et je me suis lancé avec une petite console Ableton, que j’ai bourrée de samples. Comme je suis propriétaire de mon label, j’ai tous mes masters, plus de 500 titres, les guitares de Nile Rodgers, de Jimmy Page, les cuivres du groupe Chicago… Une bibliothèque de sons démente, une vraie caverne d’Ali Baba. J’envoie des a cappella avec mon Ableton et je fais de la production de musique en live, sur mes propres titres. Je les mélange. Et je m’amuse vraiment et ça cartonne ! Je fais des sets devant 25, 30 ou 40 000 personnes, des jeunes. Ils connaissent tous mon répertoire et viennent écouter de la musique qui les fera vibrer, sur laquelle ils vont pouvoir se lâcher. Et ça me plaît car c’est une performance. Pendant des années, les DJs m’ont remercié car j’avais ouvert les portes, qu’ils étaient considérés comme de artistes grâce à moi… Aujourd’hui, grâce à eux, je fais une trentaine de dates par an. Mais je ne veux pas en faire plus : Séoul, la Géorgie fin décembre, souvent à Londres, en Espagne, au Japon, les USA… 

Vous avez le mot « liberté » encré sur votre peau. Pourquoi ? 

J’ai pas mal de tatouages. Dans ma vie, j’ai tout fait hors système. Je suis un vrai influenceur mais surtout, j’ai toujours été libre.