Fondateur du label Tricatel dédié aux artistes singuliers, Bertrand Burgalat est un musicien tous azimuts. Il a composé pour Marc Lavoine, arrangé Nick Cave ou Philippe Katerine, produit Christophe Willem, Chassol, A.S. Dragon ou Michel Houellebecq, travaillé sur près de 200 disques et remixé Depeche Mode. Il a également signé des musiques de films et publié plusieurs albums sous son nom, dont Rêve capital en 2021. Rencontre avec le génial architecte d’une pop moderne et ciselée.
Vous souvenez-vous de votre première chaîne ?
Étant né en 1963, j’ai connu le gros meuble radio dans le salon avec le tourne-disque qui gigote, et la grosse valise style Teppaz. Vers 9-10 ans, on m’a offert un électrophone Schneider jaune, modèle SE 460, que j’ai toujours. Un truc design, avec les enceintes qui faisaient coffre. Puis j’ai eu un magnétophone à cassettes Telefunken, que j’ai également conservé. J’habitais alors à Colmar, et on l’avait acheté moins cher à Fribourg-en-Brisgau dans un économat, un magasin pour les troupes françaises stationnées en Allemagne. En sixième et cinquième à Colmar, j’étais au CES Molière, un collège un peu pilote dans la Zup, on faisait beaucoup de montages audiovisuels avec des épiscopes, des projecteurs de diapos, et les magnétophones de l’éducation nationale.
Quel genre de musique aimiez-vous ?
J’ai commencé à m’intéresser vraiment à la musique vers l’âge de dix ans, en 1973. J’ai vu Pink Floyd en juin 1974, à Colmar, après la sortie de Dark Side of the Moon, ça m’a bouleversé. Quelque mois plus tard, j’ai vu Van der Graaf Generator, puis nous avons déménagé à Bobigny et en février 1976, j’ai vu Kraftwerk à L’Olympia, un samedi après-midi, et un peu plus tard au Pavillon de Paris, ainsi que les Rolling Stones, Procol Harum, Magma, deux fois… J’avais un an d’avance en classe. J’étais à la fois précoce et immature ; cela m’est peut-être resté.
Quel était votre rapport à l’écoute ?
Le catalogue Manufrance ! On y voyait des chaînes hi-fi grand public, signées Amstrad ou Dual, qui me faisaient rêver. Je me demandais si on pouvait faire des concerts avec. J’avais demandé à mes parents un truc pour sonoriser, ils avaient trouvé un haut-parleur Bouyer avec un micro, rien à voir ! Je lisais pendant des heures les brochures de matériel, surtout s’il y avait les prix marqués, c’est important pour rêvasser. Il y avait une boîte de hi-fi, King Musique, qui avait une politique commerciale hyper agressive et un catalogue épatant (ils ont fait rapidement faillite). Ils avaient un système Power qui me faisait fantasmer. Dans les magasins de musique, j’essayais les Moog, je ne savais même pas comment m’en servir, c’était le mystère, je regardais les appareils… Je lisais les revues comme SONO Magazine, Le Haut-parleur avec ses pubs Magnetic France ou Midri, qui vendait les mixers et les chambres d’écho BST… Je m’intéressais vraiment à la musique et au son.
À quel âge avez-vous commencé la musique ?
J’avais débuté le piano à six ans, mais ça me barbait. C’était le souhait de ma mère, qui avait eu trois premiers prix de Conservatoire à Paris. L’éducation de la musique était alors particulièrement sectaire, chez les vieilles filles qui enseignaient le piano comme au Conservatoire. On s’arrêtait à Debussy, en ayant l’impression d’avoir fait les fous. J’ai eu un professeur merveilleux, Norbert Obadia, qui enseignait au conservatoire de Clichy-sous-Bois. J’ai des facilités d’oreille, mais un blocage sur la théorie musicale, même si j’écris toutes mes partitions d’orchestre. Je joue de pas mal d’instruments, mais je ne pourrais pas faire carrière comme instrumentiste, je ne suis pas un virtuose. À l’époque, faire de la musique me paraissait un rêve impossible. Pour les parents, une carrière dans la musique était incertaine, voire dangereuse, surtout dans le rock. Les gens ne pouvaient pas se douter que le rock allait devenir la culture dominante, l’art officiel, c’était impensable à l’époque.
Comment vous êtes-vous lancé ?
J’ai joué avec des gens, monté des groupes éphémères, je rêvais de faire du studio mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. Quand j’ai commencé à expérimenter, le home-studio commençait à se démocratiser. Au début des années 1980, j’avais un ami qui avait installé dans sa cave, rue du Rocher, un huit pistes, avec un magnéto Itam demi-pouce, une table, des synthés… Quand il partait en vacances, il me laissait les clés et je n’en sortais pas beaucoup, seulement pour me ravitailler. Je passais mon temps à essayer des choses, à faire des maquettes. En musique, j’ai des bases instinctives, même si j’écris toutes mes orchestrations, tous mes arrangements, mais je ne suis pas très bon sur la théorie. J’ai appris sur le tas, tâtonné. De nombreux ingénieurs du son connaissent très bien l’électronique, moi, quand on me parle condensateur, c’est comme si on me parlait mécanique auto ou physique nucléaire. Beaucoup d’ingénieurs du son et de producteurs ont commencé avec un fer à souder à la main, en bricolant, je n’ai pas ces connaissances électroniques. Tout ce que je fais est instinctif, je me suis construit ma propre technique au fil des années, et j’ai des petites lacunes. En revanche il faut travailler avec ses oreilles et non avec les diktats du moment. Je me souviens d’une séance au studio Garage. Un chanteur français, Bertrand Betsch, était venu au milieu de la session pour visiter la cabine. Il demande à l’ingénieur du son, Dominique Ledudal :
« Est-ce que les enceintes sont reliées en Monster Cable ? » On s’est regardés avec Dominique, consternés. Ils avaient enregistré des disques déments, le No Comprendo des Rita Mitsouko, qu’est-ce qu’il en a à faire de leur cablâge ? Moi, mon studio était patché avec des câbles de chez Tandy !
Beaucoup de studios ont fait des disques extraordinaires, mais ce qui fait la différence, c’est la connaissance intime qu’en a l’ingénieur du son. Je vais souvent chez CBE, le studio de Bernard Estardy, dans le 18e arrondissement, qui a fait une grande partie de tout ce qui a marché en France de 1966 à 1985. Il a eu Gérard Manset, Paul Simon, Lee Hazlewood, Françoise Hardy, Johnny, Claude François… Tout le monde allait chez lui ! Mais maintenant qu’il est mort, même si vous allez chez lui, ça ne sonnera pas pareil… II savait exactement où mettre ses micros. J’ai également beaucoup utilisé le studio Gang, un endroit magnifique. Chez Gang, des producteurs comme Nigel Godrich (l’homme du son Radiohead, NDLR), traitaient Jean-Pierre Janiaud comme un lad, alors que c’est l’ingénieur maison, qui a construit en 1974 le studio avec Claude Puterflam. Mais quand Daft Punk s’est installé chez Gang, ils ont aussitôt bossé avec lui, ils étaient intelligents, c’était lui qui savait faire sonner ce studio. Une fois, j’avais une séance là-bas, et Hervé de A.S Dragon installe sa batterie. Jean-Pierre lui donne quelques consignes, pose ses micros où il faut, ses potards à zéro dB et ça sonnait dément ! Cette connaissance dépasse le côté technique.
Est-ce qu’il y a un matériel minimum pour faire un disque ?
À partir du moment où il y a un micro, un préampli et un support pour enregistrer, on peut faire un disque. Chaque limitation est intéressante. Quand je bossais pour des maisons de disques, je travaillais avec ce que j’avais sous la main, je détestais quand les producteurs, pour jouer aux grands manitous, demandaient des racks de compresseurs pour se la raconter, alors qu’il y avait déjà de très bons processeurs sur place. C’est du snobisme ! Dans les années 1980, j’ai enregistré en Yougoslavie avec Laibach. C’était à Ljubljana, au studio Tivoli, dans un complexe sportif avec patinoire, piscine et une pizzeria dont le studio servait de stockage. Là-bas, ils avaient une approche empirique. J’avais lu dans des revues comment il fallait faire, écouté des exposés de Robert Caplain sur les fréquences charnières… Eux, ils s’en foutaient, ils faisaient des trucs interdits, tout pour que ça sonne hyper bien. J’ai beaucoup appris là-bas. J’ai ensuite travaillé avec Mute. Ils avaient un immeuble industriel avec le stock au rez-de-chaussée, les bureaux au 1er étage, les éditions et le studio au 2e. L’ingénieur maison, Paul Kendall, passait son temps à tripoter, à chercher. Le fondateur de Mute, Daniel Miller, avait à la fois un sens commercial insensé et une vraie radicalité. J’ai beaucoup travaillé à Chiswick Reach, un studio tenu par un ancien ingénieur de Trojan, Vic Keary, avec la console sur des parpaings et de vieux compresseurs ayant appartenu à Joe Meek. Ça paraissait miteux et ça sonnait magnifiquement. J’étais allé faire des cordes pour Einstürzende Neubauten, en Belgique, pas loin de la frontière allemande. Ils étaient là depuis des mois, il y avait deux 24 pistes et un 48 pistes qui fonctionnaient simultanément, un truc de dingue. J’écris les cordes sur place, le lendemain, on fait les séances. Puis je rentre à Paris. À peine arrivé chez moi, mon téléphone sonne, je décroche, c’était Blixa Bargeld qui me raconte qu’ils avaient effacé un morceau et demi. Il a fallu que je reparte, à demi-tarif évidemment, refaire les cordes. Mais bon, ça m’est arrivé de faire des bêtises avec mes disques durs, des Jaz ou SyQuest, d’effacer sans le vouloir. Aujourd’hui, il y a quand même un peu moins de risques, le problème est plutôt l’archivage et la relecture des masters numériques, paradoxalement plus incertaines qu’en analogique.
Lorsque vous avez produit les albums de vos poulains, quelle était l’approche au niveau matériel ?
Quand j’ai commencé, il n’y avait pas de numérique. Il est arrivé par les DAT, qui n’étaient pas très fiables, ils avaient de très petites bandes. On avait peur que les bandes pètent, qu’il y ait des glitchs numériques. Au début, j’aimais séparer le magnéto, la console et l’ordinateur, l’Atari 1040 qui servait uniquement de séquenceur. Pro Tools est arrivé, et j’ai trouvé ça très fastidieux. Il m’a fallu du temps avant que je m’y mette. Mais je n’étais pas hostile au numérique, mes réserves étaient d’ordre ergonomique. J’avais lu un banc d’essai très favorable de Roger Nichols, l’ingénieur du son de Steely Dan, sur la Yamaha 02R, la première console numérique automatisée vendue à un prix abordable. Je l’ai achetée et j’ai fait plein de disques avec cette console, je la regrette encore aujourd’hui. J’ai pris en même temps un DR16 Akaï, un 16 pistes bon marché. Au début, en numérique, les gens compressaient comme des malades à la prise, comme on le faisait en analogique où il fallait rentrer fort dans la bande pour masquer son bruit de fond. On nous expliquait alors qu’en numérique, la qualité se dégradait lorsqu’on était trop bas, mais à partir du moment où les machines ont tourné en 24 bits cette question ne se posait plus, il y avait assez de marge. J’ai donc arrêté de compresser systématiquement à la prise, car c’est difficile de récupérer une prise mal processée, j’ai enregistré le plus droit possible et à partir de là, j’ai adapté ma façon de travailler au numérique. J’ai beaucoup aimé le combo DR16/02R/Atari. J’avais des enceintes Elipson, les 4240 avec le caisson de basse, une réverb à plaques EMT 240 et un écho électronique DM-300 Boss. Dans mon studio rue Richer, j’avais une grande pièce pas traitée, où il y avait les instruments, la console, le magnéto et les deux Elipson, les meilleures enceintes possibles, pas flatteuses et ultra précises. Tout ce que j’ai mixé avec elles a bien vieilli.
Vous pouvez nous dire comment vous avez abordé le travail avec Pro Tools ?
J’ai installé un gros Pro Tools en 2007 dans mon studio des Pyrénées, je n’ai jamais installé d’updates et cela marche très bien. Autrement, j’aurais dû faire des tonnes de mises à jour. J’essaie de l’utiliser comme un magnéto ; on appuie et ça marche ! Ce n’est pas du tout la conception du Pro Tools et des appareils d’aujourd’hui. Dans le cinéma ou le broadcast, ils ont des enregistreurs numériques qui ne font qu’enregistrer, ils ne sont pas prisonniers d’un Mac et d’un logiciel qui va tout changer. Avec Pro Tools, on a des séquenceurs qui sont calibrés en 4/4, tempo 120. Inconsciemment, la technique influence la musique. J’ai regretté que les ingénieurs du son de musique se laissent enfermer dans ce piège. On aurait dû garder des enregistreurs numériques autonomes, qui marchent quand on appuie sur On, et non des systèmes tournant sur un ordinateur. Le côté répétitif de la musique a été amplifié par la MAO. Des morceaux qui ont été des tubes comme « Money » de Pink Floyd, « Golden Brown » des Stranglers ou « Living in the Past » de Jethro Tull n’étaient pas en 4/4, ils étaient hyper fluides. Aujourd’hui, c’est très rare. L’informatique a amené un rétrécissement, sans parler du sample. La plupart des chansons commerciales du moment, c’est la même structure, les mêmes accords du début à la fin. Nous nous sommes habitués à quelque chose d’hyper linéaire. Tout ressemble à la fin d’un morceau des années 1970, quand on répétait les mêmes mesures car c’était la fin… La technique amène le systématisme.
Est-ce qu’il y un son Burgalat ou Tricatel ?
Je ne fais rien pour ça, je ne cherche pas à répéter la même recette. En tant que patron de label, je fais en sorte que chaque artiste ait une démarche différente et je ne veux surtout pas les uniformiser. C’est plus une façon d’envisager l’enregistrement comme un jeu, comme un moment joyeux. On essaie de faire quelque chose de bien, en étant exigeant et libre. Ce qui est difficile en studio, c’est de trouver un juste milieu : ne pas se censurer tout le temps et ne pas être auto-complaisant. Un label comme Tricatel est là pour permettre à des artistes singuliers de s’exprimer et de pas aller systématiquement dans le sens du vent. De temps en temps on venait me chercher pour me demander quelque chose de différent, puis on me disait que finalement c’était trop différent (rires). J’ai un peu renoncé à la production free-lance où on vous demande une recette…
Quand j’ai monté le label en 1995, je me sentais isolé dans ma façon d’enregistrer et de produire. Aujourd’hui, c’est plus un son commun. À l’époque, il y avait d’un côté un rock assez bourrin et de l’autre une musique électronique pas vraiment impressionnante, pour moi qui avais découvert Kraftwerk et Klaus Schulze vingt ans plus tôt. Je ne me reconnaissais pas dans cette musique. Le son de basse très classique que j’aimais, plus personne n’en voulait, c’est donc pour cela que je me suis mis à la basse. En plus, il y a eu une espèce de course au niveau sonore qui, au lieu de rendre la musique plus puissante, l’écrasait. En les compressant, les batteries n’avaient plus de dynamique. On ne peut pas tout régler au mastering… Ce qui fait la dynamique, c’est aussi l’architecture autour. Pour moi, le son, c’est une canette de Coca. Elle fait 33 cl. Tu peux essayer d’en mettre plus, mais tu ne pourras pas dépasser 33 cl !
Il faut organiser dans ce volume des dB, faire que ce soit agréable. Il y a trois ans, quand je préparais mon album, j’ai discuté avec Thomas Bangalter (des Daft Punk, NDLR) à la maison. Il m’a donné des conseils, c’était une leçon, il parlait du plaisir de l’auditeur, c’était brillant. Il parlait de « récompense » pour l’auditeur. Sa réflexion est libre et intéressante, sans aucun cynisme ni marketing.
Avec tous les outils numériques, il n’a jamais été aussi facile d’enregistrer…
Oui, c’est à la portée d’un enfant, et aussi d’avoir du succès. Moi, je vais me donner un mal de chien avec des musiciens, une section de cordes, et je vais avoir moins d’écoutes que quelqu’un qui fait un morceau avec le logiciel GarageBand et qui l’aura mis tout seul sur les réseaux. Cela ne m’horrifie pas du tout. Néanmoins, il ne faut pas se laisser enfermer dans l’ergonomie de la technique, la liberté d’aujourd’hui est écrasante. Auparavant, je n’avais jamais les moyens d’avoir une grosse section de cordes. Mais je m’étais inventé un procédé pour enregistrer trois violons, un alto et un violoncelle. Comme j’étais limité en 24 pistes, au lieu de faire des prises stéréo, je prenais un micro mono et je faisais quatre prises mono. À chaque passage j’orientais différemment le micro de façon à avoir à la fois l’ensemble et un peu plus d’un des pupitres. Je me retrouvais avec l’image de la section cordes, multipliée par quatre, au lieu d’avoir cinq cordes, j’en avais 20. Si je voulais baisser le violoncelle, je baissais la piste 4, si je voulais plus de violon, je montais les pistes 1 et 2… Avec Pro Tools, les mecs mettent quinze micros, ils font deux prises mais ça sonne moins fort ! Ça sonne moins compact, ma méthode est meilleure. Quand je réécoute, cela sonne bien mieux que ce que j’ai fait avec 20 cordes en stéréo et des micros partout.
Un autre producteur m’a influencé, toujours en lisant des revues, c’est Stephen Lipson, qui avait bossé avec Trevor Horn (les Buggles, Propaganda, Grace Jones, NDLR). Il expliquait qu’Horn enregistrait un maximum en mono pour remettre dans l’espace stéréo après. À partir du Pro Tools, on a eu tendance à mettre tout en stéréo, tout le temps, donc l’image est complètement biaisée, avec un mono qui se balade partout. Une basse, on n’a pas besoin de l’enregistrer sur deux pistes, pareil pour une guitare ! Quand je mixais sur ma 02R, avec la reverb EMT, et l’écho Boss, j’avais exactement le son que je voulais. Puis, j’ai dû fermer le studio et travailler chez moi avec un enregistreur et une console Mackie, et ce que je faisais était moins bien. Ensuite j’ai installé mon studio avec tout mon matériel dans les Pyrénées, c’est un endroit génial mais compliqué d’accès, et je passe mon temps à louer des studios à Paris. Donc je passe un appel aux lecteurs de VUmètre, je cherche un local, idéalement pas trop loin de La Défense, mais l’occasion fait le larron. À la maison, j’ai seulement des instruments pour jouer, mais ce n’est pas insonorisé, et l’acoustique ne s’y prête guère.
On vous a souvent accolé une image un peu rétro, alors que vous avez enregistré des choses extrêmement différentes tout au long de votre carrière.
J’ai toujours essayé de faire des disques différents, qui n’auraient pas pu être produits de la même façon auparavant, sinon, ça n’a pas de sens. Si on vient me chercher pour refaire quelque chose que j’ai déjà fait, ça ne m’intéresse pas. C’est pour cela que ça m’amuse quand on me voit comme quelqu’un de passéiste, alors que je mets toute mon énergie à essayer d’enlever ce qui va empêcher un morceau de bien vieillir. Je n’ai jamais fait d’easy listening par exemple. Mais quand j’écoute mes premiers enregistrements, je trouve que je jouais mieux. J’étais moins bon techniquement mais il y avait une tension. Quand on jouait ensemble, on savait que l’on n’allait pas reprendre un bout par ci et un autre par là. On ne pouvait pas tricher tant que cela, même si on pouvait dropper sur la bande. Avec Pro Tools, tout est possible ; on empile les pistes et on fait des composites de chaque prise. Cela permet de rester spontané, mais il y a moins de tension, surtout que le temps en studio coûte moins cher, et on peut se retrouver à compiler quarante prises médiocres.
Quels sont vos albums préférés ?
Mon approche est bien synthétisée dans des disques comme Triggers d’April March, avec un côté organique et électronique. Un autre disque important, c’est Homme fatale de Count Indigo, qui a été un échec, et un morceau comme « Trinity », c’est vraiment la soul moderne, futuriste, que je voulais faire. Pour mes propres disques, mes préférés sont le premier, The Sssound of Mmmusic, et les trois derniers, Toutes Directions, Les choses qu’on ne peut dire à personne, et Rêve capital.
Vous composez de plus en plus de bandes originales de films.
C’est d’abord une expérience humaine et un exercice de compréhension. On est au service du film, on ne fait pas son propre disque par procuration. Sur une séquence, on peut penser à quelque chose mais le réalisateur peut de son côté envisager une musique complètement différente et c’est parfaitement respectable. Il faut comprendre ce qui peut servir le propos du film et ce que recherche le réalisateur ou la réalisatrice.
Que pensez-vous de la production actuelle et de la prédominance du rap ?
Mais il y aussi une pop de qualité, plutôt bien faite. Le bon côté d’Internet, c’est que les jeunes musiciens ont écouté des choses très différentes. J’aime beaucoup Marek Zerba, Boris Maurussane, Astrobal avec Nina Savary, Pieuvre, Charles Dollé, Leo Blomov… Aux États-Unis, le musicien Louis Cole met la barre très haut, et il y a aussi des compositeurs comme Karol Beffa ou Thierry Escaich. Le genre dominant, c’est bien sûr le rap à la PNL ou Jul. Mais la pop commerciale actuelle, comme Clara Luciani, est très bien fichue, des groupes comme Papooz aussi, Yuksek… Un des problèmes, c’est qu’en France, on a des réalisateurs, pas de producteurs au sens anglo-saxon du terme. En gros, ils suivent la mode et font du travail propre. Depuis 40 ans, on aurait du mal à citer un grand producteur de studio français, l’équivalent d’un Tony Visconti, alors qu’il y a eu de super ingénieurs du son, de super musiciens. C’est, je pense, à cause des maisons de disque françaises, qui sont souvent des filiales, qui doivent faire un catalogue local qui va suivre la mode. On va donc avoir un Lenny Kravitz français, des Drake français… Quand on sort des clous comme moi, on n’est pas sollicité car ça fait un peu peur.
On vous appelle moins ?
Je vais avoir 59 ans. Je ne suis ni un faiseur de tubes, ni le petit jeune qui monte. J’ai consacré ma vie et ma santé à produire les albums des autres, c’est plus prenant que faire son propre disque, cela demande beaucoup d’énergie.
Quel matériel avez-vous pour écouter de la musique ?
Dans mon salon, j’ai des grosses Cabasse Escadre, je les avais trouvés chez Darty, en soldes. Je voulais des enceintes hi-fi avec un peu de coffre. Et la série Onkyo Integra (ampli, CD et tuner) vient de chez Cobra. Dans la pièce où je joue, j’ai également des Cabasse Mistral actives, qui avaient été faites pour la régie de Radio France. Je trouvais qu’elles sonnaient incroyablement bien. Ils ont organisé une vente aux enchères où ils ont vendu beaucoup d’instruments géniaux, dont un célesta que j’ai récupéré, ces enceintes et une console SSL que je vais installer à la place de ma grosse Neve 66, trop capricieuse. J’adore les grosses enceintes, comme les 4350 de JBL, ou les Altec Voix du théâtre. Dans les Pyrénées, j’ai toujours mes Elipson, et une paire de Genelec 8350. Depuis douze ans, je travaille avec un ingénieur du son formidable, Stéphane Lumbroso, qui a une connaissance du son extraordinaire, et il s’est équipé en Dolby Atmos. J’avoue être un peu dubitatif, c’est comme le 5.1. Pour le cinéma, on peut comprendre. Mais pour le son… L’image sonore est très bizarre. Deux haut-parleurs, c’est pas mal, ou même quatre, avec la même puissance. Mais du son qui se balade partout, je ne suis pas sûr…
Que pensez-vous du vinyle ?
Parfois, des gens disent « c’est génial le vinyle, je redécouvre mes disques » et ils écoutent ça sur des électrophones pas terribles, des chaînes avec les enceintes hors-phase, ou dans des pièces avec des résonances énormes. Ça me fait marrer. Il faut faire la part entre l’autosuggestion, le snobisme et les sensations réelles. L’avantage du numérique, c’est que ce que l’on entend dans le studio, on va l’entendre à la maison. Toute la chaîne du numérique est assez parfaite. L’intérêt du vinyle, en dehors des disques anciens qui ont été conçus pour ça, c’est d’abord l’ergonomie. Avec le vinyle, on a une écoute plus respectueuse de la musique, c’est formidable. Mais il y a d’énormes problèmes de fabrication en ce moment, un engorgement des usines de pressage et une hausse du prix des polymères et du transport. Chez Tricatel, on a toujours fait des vinyles en prenant soin de les vendre à un prix accessible. C’est la musique qui m’intéresse, par conséquent je suis plus sensible à certaines questions de dynamique, qui viennent plus de la façon d’orchestrer, enregistrer, mixer et masteriser, que de la façon de reproduire. À la maison, j’écoute essentiellement en streaming, notamment sur Spotify. Même si la politesse vis-à-vis de la musique reste cruciale pour moi. J’ai une oreille assez fine pour certaines choses, les intervalles notamment, mais je ne suis pas certain de pouvoir distinguer entre tel ou tel ampli…
Vous êtes également président du SNEP, le syndicat national de l’édition phonographique.
C’est très important pour moi. Cela consiste à expliquer ce qu’est la musique enregistrée auprès des pouvoirs publics et des parlementaires, à dialoguer et négocier avec les partenaires sociaux, les radios, les télés et les organismes de gestion collective, à défendre cette industrie dans son ensemble… Je suis attaché à la spécificité de l’enregistrement par rapport à la scène. Nous venons de signer un accord très important sur la rémunération minimale des musiciens et des artistes sur le streaming. Ma préoccupation, dans cette négociation, n’était pas seulement l’intérêt des producteurs, mais aussi d’éviter de favoriser la délocalisation des enregistrements de musiques orchestrales en compliquant les conditions de rémunération des musiciens. Je me méfie des fausses bonnes idées, comme la taxe sur le streaming.
Pourquoi serait-ce une fausse bonne idée ?
Certains acteurs la souhaitent pour des raisons inavouables : les producteurs de spectacle espèrent en profiter sans aucun fondement, certains gros indépendants entendent transposer dans la musique les pires côtés du cinéma français, avec des aides arbitraires réparties entre quelques happy few. J’y suis très hostile. On risque de tuer un mode d’écoute balbutiant qui rapporte déjà très peu aux artistes, aux producteurs ou aux plateformes, dont aucune n’est à l’équilibre. Si on commence à les taxer, le prix des abonnements va monter, ce qui, en période d’inflation, va provoquer les désabonnements. Le piratage va repartir de plus belle, et les créateurs, artistes et producteurs paieront, directement et indirectement. On retrouve à la manœuvre les mêmes visionnaires qui décrétaient il y a vingt ans qu’Internet ne marcherait jamais, ou qui refusaient de signer avec Deezer en 2007 parce qu’ils vendaient plein de téléchargements sur iTunes. Je pense quant à moi que le streaming est très utile, et qu’il est aussi à l’origine du retour en grâce du vinyle, qui le complète. Même si je regrette le côté frénétique et l’obsession statistique, les chiffres n’ayant jamais été très favorables aux artistes confidentiels comme moi.