Parmi les violonistes les plus renommés et les plus célèbres dans le monde, Renaud Capuçon a répondu à de nombreux entretiens autour de la musique classique et nous fait l’honneur de présenter aujourd’hui son approche de l’enregistrement, ainsi que ses attentes en termes de rendu sonore. Avec lui, nous avons pu développer l’importance de la prise de son et des salles pour retranscrire l’atmosphère idéale du concert, même lorsqu’il s’agit de captation studio. Nous avons aussi discuté de son intérêt pour la post-production à laquelle il participe parfois, ainsi que de son attirance intacte pour les objets, ses violons évidemment, mais aussi le disque vinyle sur lequel il aime livrer ses interprétations, avec un répertoire étendu de Vivaldi à la musique contemporaine, en passant par la musique de films.
On peut vous entendre en concert chaque saison, mais vous portez également un intérêt particulier à l’enregistrement et notamment à la captation studio. Pouvez-vous nous en dire plus ?
D’abord, l’enregistrement est une photographie d’un moment donné, particulièrement en live par l’immédiateté de l’instant capté, mais également en studio, auquel j’attache une grande importance. Par exemple, dans le coffret des Concertos de Mozart qui vient de paraître (voir Discographie), une partie est captée en live et l’autre en studio, et j’aime vraiment le fait d’enregistrer dans ce cadre intimiste où, malgré l’absence de public, il faut être capable de reproduire l’atmosphère de ce qui se passe au concert.
Lorsque j’ai eu vingt ans, on m’a proposé d’enregistrer en studio et au début, je trouvais l’exercice quasi impossible. Puis j’ai développé un véritable plaisir à le faire, et je trouve aujourd’hui les possibilités de détails beaucoup plus poussées qu’au concert, notamment pour les œuvres avec orchestre. De même, je suis maintenant beaucoup plus dans les grandes lignes, alors qu’au début, je recherchais tellement la perfection que je ne travaillais que sur des prises de petits morceaux, au risque de perdre parfois l’unité. Maintenant, je pense à la fois au détail et à la ligne globale ; cette idée double n’est possible qu’en studio, avec la possibilité d’arrêter et de reprendre ou de rejouer des parties plusieurs fois, parfois longues, et sur de nombreuses prises.
Le fait que vous cherchiez la perfection vous amenait-il à être également présent dans les étapes de montage et de post-production ?
Oui, dès le début j’ai été assez présent dans la post-production et j’ai systématiquement demandé à valider les montages et le travail fini. Comme j’ai toujours travaillé avec des ingénieurs de confiance, je n’étais pas forcément là au moment du montage, mais il me fallait approuver le résultat issu de multiples extraits. Plus le temps avance, plus je demande au directeur artistique de garder des grands moments inspirés, même s’ils ne semblent pas tout-à-fait parfaits et pourraient être retouchés par des collages. Mon but est à présent de maintenir la ligne et l’idée sur une même grande partie, plutôt que de décoller trop dans l’espoir d’obtenir une combinaison de moments parfaits. Si le montage utilise trop de prises, le collage peut presque dénaturer l’interprétation ou faire ressortir un objet qui n’a plus de rapport avec la façon globale de jouer l’œuvre au concert. Dans l’extrême, cela peut devenir l’interprétation de votre directeur artistique plus que la vôtre.
Participez-vous aux discussions autour de la prise de son, notamment sur le placement des micros ?
Je suis très à cheval sur la prise de son, qui est essentielle non seulement pour l’équilibre lorsqu’il y a un orchestre ou un piano en plus de mon violon, mais aussi pour faire ressortir parfaitement le timbre des instruments. Le choix de la salle et du directeur artistique, qui va déterminer la façon de placer les micros, me semble essentiel pour un projet d’enregistrement. Si le directeur est mauvais, ce n’est même pas la peine d’essayer !
À partir du moment où j’ai confiance, je laisse placer les micros comme les ingénieurs le souhaitent, car je connais leur habileté à faire la chose. Il peut juste m’arriver d’effectuer une première vérification en cabine, qui sert également à vérifier si ce que je viens de jouer me convient dans la retranscription. Le fait de savoir précisément ce que l’on veut permet d’aller vite pour valider aussi certains paramètres ou certaines intentions et le type de son. Aujourd’hui cela peut prendre seulement quelques minutes, alors que sur mon premier disque, j’ai passé quasiment la moitié de la journée à chercher le son parfait, à bouger les micros, etc. À la fin, je devenais presque fou et n’osais même plus jouer, alors qu’il faut rester aussi concentré en studio que juste avant un concert. Il faut donc rapidement évacuer toutes les problématiques annexes, pour se focaliser uniquement sur la musique.
Pour obtenir une captation parfaite, il faut aussi une salle qui sonne. Imposez-vous vos choix sur ce paramètre ?
J’ai toujours été assez libre de pouvoir choisir, mais depuis que je suis passé chez Deutsche Grammophon, je peux encore plus valider les salles et les personnes avec lesquelles je veux travailler. Je peux donc choisir en fonction non seulement de leurs personnalités musicales, mais aussi en fonction de ce que l’acoustique peut procurer aux œuvres que j’enregistre. Lorsque je serai prêt à graver les Sonates et Partitas de Bach, le choix de la salle sera primordial. Quand j’enregistre Mozart avec l’Orchestre de Chambre de Lausanne, c’est une volonté de travailler avec cet ensemble, et donc d’être dans la salle que les musiciens connaissent et dans laquelle ils ont l’habitude de développer leur son. Si je suis seul, les paramètres sont plus simples, donc je peux me déplacer selon mes envies.
J’ai par exemple adoré enregistrer certains albums à la Chaux-de-Fonds, ou à l’auditorium du conservatoire d’Aix-en-Provence, alors que dans cette même ville, nous avons choisi de faire un disque imprévu à partir d’un live avec Martha Argerich, pour lequel le résultat sonore est complètement différent. À Lausanne, Les Quatre Saisons de Vivaldi ou le CD Arvo Pärt ont été gravés à la salle Métropole, alors que les Mozart ont été captés à Beaulieu, car cela convenait mieux.
Les salles précitées sont-elles vos favorites pour l’acoustique ?
La Chaux-de-Fonds est vraiment idéale pour la musique de chambre ; la salle de Soissons dans laquelle j’ai enregistré le disque Saint-Saëns était aussi excellente, mais pour ce projet en particulier, car tout ne sonnerait pas aussi bien dedans. Pour les grands concertos, si je pouvais tous les enregistrer à la Philharmonie de Paris ou dans une salle aussi magnifique, comme j’ai pu le faire pour les Bruch, ce serait merveilleux, car le fait d’être dans un plus grand espace change beaucoup le jeu, qui prend forcément du volume pour s’adapter à plus d’ampleur, et cela se retrouve forcément à l’enregistrement. Si je ne peux pas jouer en toute liberté à cause d’un cadre limité alors le disque ne va pas être bon, d’où le fait que le choix de la salle soit si essentiel. Clairement, je préfère reporter un disque si tous les éléments en jeu ne permettent pas à mon violon de parfaitement s’épanouir, et donc remette par avance en cause le fait de vraiment le réussir.
Vous citez votre violon, mais vous jouez aujourd’hui sur deux modèles, splendides et assez différents, un Stradivarius et un Guarneri Del Gesù. Comment cela impacte votre façon d’aborder les partitions, ainsi que celle d’enregistrer ?
Il y a parfois des évidences en termes de répertoire, pour lesquelles je sens immédiatement quel violon s’y accordera le mieux. Mais par exemple pour le disque Pärt, le premier mouvement du « Tabula Rasa » est fait sur Guarneri et le second sur Stradivarius. Nous sommes deux violonistes entremêlés pour cette œuvre et quelque chose passait mieux dans l’aigu avec le Stradivarius pour la deuxième partie, donc j’ai privilégié cette option de changer d’instrument. Les concertos de Mozart sont enregistrés avec le Guarneri, intégralement. Mais j’aimerais enregistrer un jour un album à visée un peu technique voire pédagogique, où je jouerais deux fois les mêmes pièces sur mes deux violons, pour montrer comment cela impacte le jeu et le rendu sonore.
Vous êtes passé récemment de Warner Classics à Deutsche Grammophon, était-ce aussi un choix par rapport à la façon d’enregistrer ?
Mon contrat avec Warner s’achevait et je suis parti chez Deutsche Grammophon parce que c’était mon rêve depuis longtemps de rejoindre cette marque mythique, et que certaines rencontres récentes ont été décisives pour franchir le cap. Je gagne aussi en liberté en passant sous licence, même si j’étais libre chez Warner sous la direction d’Alain Lanceron, avec lequel je reste très ami. Il y avait aussi une évolution dans mes projets, notamment par le fait de diriger de plus en plus, comme pour les Mozart. Tous ces changements convergent vers un changement de label. Cela me donne l’impression que je pourrai enregistrer exactement les œuvres qui correspondront à mes goûts et mes envies du moment.
Vous n’hésitez pas à parler de CD et d’album, alors que la musique est de plus en plus écoutée de manière dématérialisée. Est-ce que l’objet, et notamment le vinyle, a une vraie importance pour vous ?
Totalement ! Si je pouvais enregistrer mes albums seulement en vinyle et en streaming, cela ne me dérangerait pas du tout. Je me rends compte à quel point le CD est devenu un marché de niche, et quels avantages sonores possède le vinyle, à condition d’être parfaitement masterisé. Et en plus, j’adore l’objet ! Le disque avec Martha Argerich, par exemple, a été très bien travaillé par les ingénieurs de Deutsche Grammophon, il y a un plaisir particulier à l’écouter en vinyle.
Vous êtes célèbre en tant que violoniste, mais vous devenez comme vous l’avez dit chef d’orchestre et également directeur de festivals. Vous vous occupez notamment des Rencontres Musicales d’Evian, avec cette splendide salle de La Grange au Lac, bientôt accompagnée d’une autre salle, dévolue à la musique de chambre.
Ce festival est fantastique et le projet de Patrick Bouchain est merveilleux, car il a construit il y a trente ans une salle pour Rostropovitch, et il façonne à présent une salle de 500 places pour moi ! Quand je dis pour moi, évidemment ce ne sera pas ma salle, mais c’est dans un projet en association direct avec moi en tant que violoniste, pour y jouer avec tous invités des Rencontres. Avec la mécène Aline Foriel-Destezet, sans laquelle cette idée n’aurait pas pu voir le jour, l’équipe d’architectes sous la dynamique de Patrick Bouchain et moi-même en tant que directeur artistique et musicien, nous pouvons voir l’avenir en ajoutant encore à la magie de la Grange au Lac, pour développer un peu plus avec La Source Vive cet îlot de culture qu’est Évian dans la région.
Par la même occasion, cela nous a en plus permis de revoir en profondeur l’acoustique de la Grange au Lac, afin de lui donner du volume pour permettre des concerts symphoniques, comme celui des Berliner Philharmoniker dirigé par Zubin Mehta en 2023. Il y aura dans le futur de la musique toute l’année, en plus de temps forts et du festival fin juin ; cela va permettre de renforcer encore l’importance de la musique classique dans la région. Dans le même temps, nous avons déjà prévu d’enregistrer des albums dans la nouvelle salle, l’idée étant de bénéficier dès 2026 d’une acoustique qui permettent de rendre parfaitement les conditions du studio, mais dans un cadre totalement enchanteur.
Et par curiosité, comment écoutez-vous personnellement la musique enregistrée, et sur quels systèmes ?
Mon système principal m’avait été préparé par Devialet, avec leur meilleur amplificateur. Dans ma maison de campagne, j’écoute sur les Phantom de la même marque, mais je pense qu’il faudrait que je les laisse dans le salon pour ajouter un système plus adapté à la musique classique dans ma pièce d’écoute. Je connais des systèmes hi-fi très chers chez certains amis : c’est superbe ! Mais pour le moment, je ne suis pas prêt à mettre les mêmes budgets qu’eux et en tout cas, je suis preneur de recommandations de la part de VUmètre !